Critique – Kinderzimmer – Valentine Goby
On pensait avoir déjà avoir tout lu sur l’univers des camps de concentration et d’extermination, de Primo Levi (« Si c’est un homme ») à Philippe Humbert (« L’origine de la violence ») en passant par la BD d’Art Spiegelman (« Maus »).
Avec « Kinderzimmer », Valentine Goby prouve que le sujet est inépuisable. Même si Theodor Adorno affirmait qu’écrire de la poésie après Auschwitz était barbare.
Suzanne alias Mila, son pseudo de résistante, n’a que 17 ans lorsqu’elle est expédiée à Ravensbrück, ce camp nazi réservé aux femmes.
En plus de souffrir du froid, de la faim et de la cruauté des gardiens, Mila est enceinte et elle doit se battre pour deux.
Après son accouchement, elle découvre l’existence d’un lieu à part, la « Kinderzimmer », la chambre des enfants, un espace réservé aux nourrissons nés en détention et dont l’espérance de vie n’est que de quelques mois. Manque de lait, poux, rats, typhus, le poupon tout rose aux joues bien rondes se transforme petit à petit en un clone de petit vieux ridé, jaune et rabougri.
Dans une langue exceptionnelle qui nous fait toucher l’innommable, Valentine Goby prouve qu’elle est un grand écrivain qui sait, alors qu’elle n’a bien évidemment pas vécu cette période (dans ses « remerciements », l’auteur cite Marie-José Chombart de Lauwe, grande résistante, qui aurait travaillé dans cette chambre), nous faire vivre l’horreur des camps mais aussi la fraternité qui pouvait exister entre les déportées.
On sort de cette lecture bouleversé, avec la gorge serrée et un nœud au ventre. D’autant plus que nul pathos ne vient alourdir un propos qui ne fait que décrire et faire ressentir.
Ce roman confirme aussi que la priorité des Alliés était de vaincre l’Allemagne à tout prix et non de libérer les camps, même s’il est prouvé aujourd’hui (lire le remarquable « Jan Karski » de Yannick Haenel) qu’ils savaient. Un détail de l’histoire sans doute !
Je me demande pourquoi les critiques n’ont pas davantage salué ce magnifique roman. Quant aux jurés des prix littéraires, n’en parlons pas.
EXTRAITS
– Il faut des historiens, pour rendre compte des événements ; des témoins imparfaits, qui déclinent l’expérience singulière ; des romanciers, pour inventer ce qui a disparu à jamais : l’instant présent.
– Remplir le corps, c’est l’obsession. Un bout de légume tombé d’une gamelle, souillé de poussière et de salive, ça se mange. Une épluchure jetée aux cochons, ça se mange. Les pensées violettes qu’on trouve parfois le long du lac vers les wagons de pillage, ça se mange. Et la pâtée des chiens devant les villas SS, des tranches de viande crue couleur framboise mêlées de bouts de gras, avec des grosses mouches verts autour, ça se mange.
– Le camp est une régression vers le rien, le néant, tout est à réapprendre, tout est à oublier.
– Ces pieds n’ont plus d’odeur dans la puanteur de l’ensemble : transpirations; pourriture des chairs ouvertes ; merde collée aux vêtements à cause de la dysenterie; merdes séchant sur le pourtour du Block où, faute de pouvoir attendre devant l’unique trou, les prisonnières finissent par s’accroupir plutôt que de se faire dessus.
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