Critique – L’arbre du pays Toraja – Philippe Claudel – Stock
« Sur l’île de Sulawesi vivent les Torajas ». Ainsi commence le court texte de Philippe Claudel qui rend hommage à ce peuple d’Indonésie qui, contrairement à nous Occidentaux qui « gommons désormais la présence de la mort », les honore et les garde près d’eux.
Les corps des enfants décédés sont déposés dans le tronc d’un arbre. Faire de ce symbole de vie une sépulture est une manière de continuer à faire exister les disparus. A défaut d’arbre, l’auteur utilise la forme du livre pour dresser un tombeau à Eugène, son meilleur ami foudroyé par de méchantes métastases.
Servi par une écriture à la fois fluide et poétique, ce texte lumineux est une réflexion limpide sur le rapport au corps, la maladie, le vieillissement et la mort. Au-delà de sa portée philosophique, il exalte la force de l’amitié qui lie le personnage principal à son producteur, sorte de clone de Jean-Marc Roberts, son éditeur disparu en 2013 auquel il rendit hommage dans « Jean-Bark » dont « L’arbre du pays Toraja » serait le pendant fictionnel. A propos du cancer dont est atteint son complice, le narrateur souligne qu’il est apparu au moment où ce grand amoureux était seul (« Le cancer s’était glissé dans l’interstice que l’amour avait laissé libre ») alors que lui enterrait sa relation avec sa femme pour en commencer une autre avec Elena, sa voisine qu’il observe comme James Stewart scrutant le comportement des habitants de l’immeuble qui fait face au sien. Car ce roman est aussi un cri d’amour au cinéma, celui de son enfance, l’un des seuls moyens d’évasion dans une petite ville de province, mais aussi celui qu’il réalise, complémentaire du travail d’écriture littéraire.
Rappelons que Philippe Claudel, qui a mis beaucoup de lui dans ce récit, travaille pour le 7ème art depuis une quinzaine d’années à la fois comme scénariste et réalisateur.
EXTRAITS
- M’ont toujours hanté les mots de Montaigne sur le fait que « philosopher c’est apprendre à mourir », et que « ce n’est pas la mort qui est difficile mais le mourir ».
- Le remords, le temps, la mort, le souvenir ne sont que les différents masques d’une expérience qui n’a pas de nom dans la langue, et qu’on pourrait simplement désigner par l’expression usage de la vie.
- L’alpinisme n’est pas seulement un sport, c’est un désir de mesurer la disparité des proportions, celles de l’espace comme celles du temps.
- Poursuivre sa vie quand autour de soi s’effacent les figures et les présences revient à redéfinir constamment un ordre que le chaos de la mort bouleverse à chaque phase du jeu. Vivre, en quelque sorte, c’est savoir survivre et recomposer.
- Lorsque j’entends Monsieur Bellagar jouer au-dessus de ma tête sur son piano désaccordé des airs trébuchants, il me semble entendre la musique du siècle où se mêlent la folie douceâtre des utopies qui se sont révélées absurdes, et la douleur amère qui a résulté de leur effondrement.
- Sommes-nous toujours et simplement les victimes de nous-mêmes, ou les coupables de notre propre chute ?
- (…) est-il envisageable que nous tombions malades lorsque nous acceptons de laisser prendre une place de plus en plus grande à la mort (…) ?
- Corps hostile, puis inamical, souffrant, ennemi, et enfin perdu : les étapes s’enchaînent, inexorablement, jusqu’à la mort.
- (…) de nos jours on cherche à tout prix à mourir beaux.
- Son petit cancer devenu grand était apparu dans un moment où Eugène, pour la première fois de sa vie, dans son âge adulte, était seul. (…). Le cancer s’était glissé dans l’interstice que l’amour avait laissé libre.
- La maladie triomphait de tout son corps, mais pas de ses yeux. Les yeux qui sont les mêmes, de l’enfance à la mort.
- (…) combien la littérature peut compter parfois plus que la vie, et aussi combien la littérature parvient à rendre la vie plus vivante, à la réanimer, à chasser en elle, et pour un temps donné, hélas, ce qui la ronge, la mine et la détruit.
- Je me rends compte qu’écrire est une inhumation qui ensevelit tout autant qu’elle met de nouveau au jour.
- (…) peu importe que la dalle de son monument soit de simple ciment et qu’elle s’effrite au fil des mois. Eugène n’est plus en dessous. Il est ici. Le texte est devenu l’arbre du pays Toraja.
- Nous vivons toujours avec une image partielle de nous-mêmes. Nous ne nous saisissons jamais comme le autres nous voient.
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