Critique – Nord sentinelle – Jérôme Ferrari – Actes Sud

Critique – Nord sentinelle – Jérôme Ferrari – Actes Sud


« Le premier qui pose le pied sur le rivage, fût-il animé des intentions les plus pacifiques et les plus louables, fût-il le saint, fût-il le sauveur du monde en personne, il faudrait le tuer, lui et tous ceux qui l’accompagnent, sans distinction d’âge ou de sexe. » peut-on lire au tout début du dernier roman de Jérôme Ferrari, auteur des magnifiques «  Où j’ai laissé mon âme » et du « Sermon sur la chute de Rome » pour lequel il reçut le prix Goncourt en 2012.

Avec cette affirmation péremptoire, l’auteur évoque non seulement le colonialisme et ses conséquences pour les populations indigènes mais aussi le tourisme de masse.

Le récit se déroule sur une île qui, même si elle n’est jamais nommée, ressemble à la Corse, et gravite autour de la tentative d’assassinat, pour une broutille, d’Alban Genevey, un jeune continental dont la famille possède une résidence secondaire proche de la mer, par Alexandre Romani, rejeton d’une longue lignée d’autochtones.

Catalina, mère du tueur, reproche au narrateur qui est son cousin, d’avoir encouragé ce passage à l’acte par son apologie du meurtre.

Ce geste ne s’inscrit-il pas plutôt dans une longue tradition familiale de délinquance dont Jérôme Ferrari retrace la généalogie ?

« Race élue de seigneurs » comme il se revendique, le clan Romani est dans la réalité un ramassis de voyous.

Pierre-Marie, l’arrière-grand-oncle d’Alexandre, sema la terreur dans toute la région en rançonnant allègrement les habitants. Quant à son arrière-grand-père, il se lança dans le proxénétisme… On est bien loin de l’honneur revendiqué comme un mantra.

Puis, la « folie collective » s’empara « d’abrutis extatiques » avides de se laisser rôtir sur les plages, alors que les locaux les fuyaient en se retranchant dans les montagnes plus fraîches.

Philippe Romani, père d’Alexandre et plus malin que ses aïeux, sut saisir la manne touristique en retapant des bergeries désaffectées, en installant une paillote sur la plage, en ouvrant un magasin de souvenirs, un restaurant…

Son fils n’a pas les mêmes capacités d’entrepreneur, ce qui ne l’empêche pas de mépriser ceux qui ne font pas partie de la lignée Romani, y compris le narrateur qui, de retour sur l’île après dix ans d’absence, devient son professeur. « Le gosse était complètement con » assure-t-il.

Pour surfer sur le besoin de nature et d’authenticité des villégiateurs, les autochtones se muèrent en passeurs de traditions et en bêtes de foire. En dépit de l’animosité qu’ils ressentent à l’égard des envahisseurs. Mais le business, c’est le business.

Premier opus d’une trilogie, « Nord sentinelle » décrit, avec un humour noir décapant, la transmission de la violence sur fond de tourisme de masse qui fait « régner partout la laideur et la tristesse».

Le style, toujours très travaillé et métaphorique, balance entre les registres littéraire et prosaïque.

C’est puissant et virtuose.

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