Critique – Transparence – Marc Dugain – Gallimard
Nous sommes en 2068 en Islande, pays encore à l’abri de l’impitoyable réchauffement climatique.
C’est là que la présidente de Transparence vient de se réincarner dans un corps immortel tout en conservant ce qu’on pourrait appeler son « âme » construite, entre autres, à partir des données collectées par Google qu’elle a racheté. Cette promesse d’éternité, elle entend bien la proposer non pas à ceux qui ont les moyens de se l’offrir mais aux personnes qui ont, tout au long de leur vie, fait preuve d’un comportement éthique. Grâce à cette sélection, la planète, déjà bien malmenée, pourra être sauvée. La narratrice-démiurge-Messie suggère rien de moins que de mettre en place une « dictature du bien » selon des critères qu’elle a elle-même choisis.
Par le biais de la fiction, Marc Dugain revêt en fait les habits de l’essayiste, voire du pamphlétaire, pour dénoncer l’invasion du numérique, des algorithmes qui font de nous des individus catégorisés et privés de tout sens critique, tout juste bons à consommer et à détruire allègrement la planète.
L’auteur défend un modèle opposé à celui vers lequel nous tendons. Vivons l’instant au lieu de le photographier, gardons notre spécificité humaine qui est la compréhension du monde et de soi qui nous entoure. Et, rien de tel que la littérature, pour échapper à ce formatage annoncé qui n’est finalement que de la « servitude volontaire » annoncée par La Boétie au 16ème siècle.
EXTRAITS
- Considérant que l’homme n’est fait que de matière destinée à se décomposer progressivement, cette pourriture gâchant au final tout ce qu’il y a de beau dans l’individu, en particulier sa pensée, sa sensibilité, son émotivité, son intelligence supérieure, nous avons considéré que toutes ces qualités aussi imparfaites fussent-elles méritaient d’être logées dans une enveloppe plus noble. Nous sommes passés de la chair au minéral et nous avons pris le parti que cette enveloppe durable soit l’exacte reproduction de la personne qui a vécu. Aujourd’hui voyez-vous, il est possible de reconstituer l’extérieur d’un être et ses fonctionnalités essentielles à l’identique tout comme sa psychologie et son âme sur la base des milliards de données collectées sur lui. Nous savons tout de chaque être humain raisonnablement connecté. Nous sommes capables de reconstituer son cerveau…
- Partout plus nombreux, les hommes vivaient l’obsession de leur mobilité comme remède à une autre de leurs obsessions, l’impatience. Aller où l’on veut quand on le veut était une promesse du progrès faite aux classes moyennes de la terre entière et il fallait la tenir coûte que coûte. Une centaine de milliers d’avions croisaient dans le ciel chaque jour pour permettre à des milliards de passagers de mieux connaître le monde que leur propre environnement. Toutes les grandes villes de la mondialisation heureuse, pillées de leur authenticité par les grandes marques, offraient les mêmes produits d’un bout à l’autre de la planète, auxquels s’ajoutaient quelques timides spécificités exécutées à bas prix en Asie ou en Inde. Les lieux historiques ou encore naturels étaient balisés pour permettre à des milliards d’individus de s’y photographier.
- Selon lui le numérique avait créé deux sortes d’individus, les individus du livre multiple qui ne lisaient plus, et les individus du livre unique, qui lisaient toujours le même texte, clôture d’un champ de réflexion limité, tous deux réunis par l’ignorance et l’absence de sens critique.
- Car cette société, à aucun moment nous ne l’avons conçue comme un outil de la pensée, de la pensée critique en particulier neutralisée par l’injonction permanente à la connexion, à la production de données, une injonction de consommer et donc de produire indéfiniment mais à partir de ressources limitées, et quand il n’a plus été possible de produire des objets réels nous sommes passés au virtuel. Or il était déjà trop tard pour notre environnement.
- La révolution numérique a beaucoup apporté à l’humanité sans avouer qu’elle allait lui ôter de sa spécificité humaine. Parce que la révolution digitale c’est le savoir, le savoir éperdu mais pas la compréhension.
- Parce que la révolution digitale c’est le savoir, le savoir éperdu mais pas la compréhension. A quoi sert – il d’en savoir mille puissance mille fois plus que l’homme préhistorique si aucune pensée, aucun esprit critique n’est relié à la connaissance, si la connaissance de soi transite par un algorithme pour finir par vous normaliser, faire de vous un standard ?
- La littérature est une merveilleuse errance dans le monde des autres jusqu’à ce qu’on découvre dans ce dédale le monde qui est le sien.
- Comme tous les enfants de son âge, il se filmait ou se photographiait en permanence, convaincu que l’image était la preuve de la vie, et que la trace d’un événement était plus importante que l’événement lui-même.
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