Critique – Dans l’épaisseur de la chair – Jean-Marie Blas de Roblès – Zulma
La veille de Noël, après une dispute avec son père qui l’accuse de ne pas être « un vrai pied-noir », le narrateur embarque seul sur le bateau familial dont il tombe.
Dans l’eau glacée, alors qu’il « barbote en pleine mer », saisi d’une « anamnèse envahissante » il imagine l’histoire de son taiseux de père, un homme bourré de charme, avec l’aide d’un perroquet de fiction surnommé Heidegger, sorte de conscience moqueuse.
Né en Algérie, Manuel Cortès a 93 ans. Son père, venu d’Andalousie, s’y était installé en 1882. Étudiant en médecine, il s’engage auprès des Alliés et participe à de nombreuses batailles dont celle de Monte Cassino où les goumiers (soldats marocains) se sont fait remarquer par leur courage mais aussi par de terribles exactions.
Après la seconde guerre mondiale, il soigne aussi bien les blessés fellaghas que ceux de l’OAS. L’indépendance du pays natal venue, il embarque sa famille en France et ne trouve pas de poste de chirurgien. Etre juif pied-noir n’était alors pas bien vu.
Cet hommage émouvant à Manuel Cortès est aussi le récit de la relation entre un père et un fils qui fait écho aux rapports mouvementés entre la France et l’Algérie faits d’amour et de répulsion.
Avec son talent de conteur, Jean-Marie Blas de Roblès dresse un portrait à la fois épique et intime d’un homme ballotté par l’histoire qui a vécu comme un aventurier avec le souci de protéger les siens sans se plaindre. Un modèle pour un fils qui ressent de l’admiration pour son géniteur sans pour autant accepter son adhésion à l’Algérie française.
Enfin, avec mesure, sans juger, il explique le déchirement des Français d’Algérie qui ont aimé le pays « avec la même rage que ceux qui s’y trouvaient déjà »
EXTRAITS
- Projet : Faire une étude sociologique à partir des vivariums, des niches, des litières, des cages et autres roues à écureuil par quoi les humains satisfont sans grandeur leur instinct primordial de domination.
- Qu’est-ce qu’un pied-noir ? (…) Le problème est d’autant plus complexe que pas un seul des Européens qui ont peuplé l’Algérie ne s’est jamais nommé ainsi. (…) Il en va des pieds-noirs comme des Byzantins, ils n’ont existé en tant que tels qu’une fois leur monde disparu.
- Les idéologies politiques, le religion ou la métaphysique n’étaient que des ersatz, des emplâtres qu’une humanité terrifiée, et au fond d’elle-même consciente de leur inefficacité, appliquait sur la mortelle blessure d’être au monde.
- Et la harpe, mon Dieu ! Il n’y a pas plus con qu’une harpe ! Un bahut à pédales que des femmes fragiles passent leur temps à réaccorder pendant tout le concert pour quelques notes séraphiques…
- A l’âge où mon père avait déjà obtenu deux citations pour sa bravoure au combat, j’étais encore un étudiant à cheveux longs et à besace des surplus américains, un blanc-bec obnubilé par le charlatanisme esthétique de son époque. J’avais choisi mon camp : Van Eyck, Vermeer, Vélasquez, contre toute la pacotille marchande portée aux nues par la société du spectacle dénoncée par les situationnistes.
- Manuel se demanda si ce type était un héros, un saint martyr ou un abruti, l’une des trois couleurs primaires dont le mélange produit l’infinie diversité de la palette humaine.
- Depuis qu’il franchi les Abruzzes, les Aurunci, les Vosges, pas un obstacle ne saurait lui résister. Manuel Cortès avance, droit devant lui, tous à la fois prudent et intrépide, cartésien, fétichiste, désespéré mais confiant dans son étoile : le monde peut crouler, il avance, magnifique, faisant barrage de son corps pour protéger sa femme et ses enfants, laissant des traces dans l’argile où l’on reconnaîtra dans cent mille ans celle d’un patriarche guidant sa horde, affrontant l’éclair et la tornade, en marche, les yeux fixés au loin, feignant la force pour affermir celle des autres, tendant la main à ceux qui s’embourbent autour de lui dans le marais qu’il s’acharne à traverser, taciturne, en alerte ; ni pied-noir, ni français ni espagnol : un homme, un hombre.
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