Critique – Le corps des ruines – Juan Gabriel Vasquez – Seuil

Critique – Le corps des ruines – Juan Gabriel Vasquez – Seuil


« Tout ça pour ça » pourrait-on dire après avoir refermé ce pavé serré. Et c’est précisément cette fin qui relève de l’intime qui nous fait presque oublier le chaos vertigineux des 500 pages précédentes si difficiles à résumer.

Ecrit à la première personne, ce récit qui relève de l’autobiographie raconte la rencontre de deux hommes : Juan Gabriel Vasquez, l’auteur-narrateur, et Carlos Carballo, un type obsédé par l’assassinat en 1948 de Jorge Eliecer Gaitan, un leader colombien libéral. Il assure que le tueur n’est pas celui que tout accuse mais que le politicien a été victime d’un complot. Comme 34 ans plus tôt son compatriote Rafael Uribe Uribe ou 15 ans plus tard Kennedy. Ils sont nombreux, et Vasquez le premier, à le prendre pour un fou mais, parfois, son assurance est telle qu’il sème le trouble, y compris chez le lecteur qui s’interroge comme l’auteur sur le sens de l’histoire. Est-elle le produit du hasard ou une vaste conspiration ? Et de souligner combien la Colombie est née dans la violence avec la soumission des autochtones et combien elle s’en nourrit avec les meurtres d’hommes politiques ou encore le cartel de Medellin et le funeste Escobar. « Le corps des ruines » est aussi une ode à la littérature qui seule (?) permettrait de toucher la vérité. Il y a aussi des moments très touchants comme la naissance des jumelles de l’auteur ou l’enterrement d’un ami. Bref, ce roman-monstre nous fait passer dans un tourbillon conviant à la fois le personnel qui s’efface peu pour mieux rebondir dans la conclusion et l’histoire d’un pays attachant et tumultueux.

« En politique, rien n’arrive par hasard. Chaque fois qu’un événement survient, on peut être certain qu’il était prévu pour se dérouler ainsi » aurait dit Roosevelt. A méditer.

EXTRAITS

  • La moitié de nos décisions sont motivées par des émotions aussi élémentaires que l’envie et la jalousie. Le sentiment d’humiliation, le ressentiment, l’insatisfaction sexuelle, le complexe d’infériorité sont les moteurs de l’Histoire (…).
  • Carballo affirme que dans l’affaire Kennedy, il y a des pistes utiles pour savoir qui a tué Gaitan et comment on a caché la conspiration. Kennedy conduit à Gaitan.
  • L’enfance n’existe pas pour les enfants : elle est en revanche aux yeux des adultes un pays perdu relevant du passé que nous cherchons en vain à récupérer en le peuplant de souvenirs flous et inexistants, qui ne sont en général que les ombres d’autres rêves.
  • Non, on n’échappe pas à la violence colombienne.
  • Dans mon pays, les forums de lecteurs de la presse d’opinion étaient devenus notre version informatique du rituel des « Deux Minutes de la haine », dans 1984, de George Orwell : après qu’on leur a projeté l’image de l’ennemi, les citoyens s’adonnent de manière extatique à l’agression physique (…) et verbale (…), puis regagnent le monde réel en se sentant libres, défoulés, contents d’eux.
  • Les souvenirs d’enfance sont les plus puissants, sans doute parce qu’à ce moment de la vie, tout est une déchirure ou une secousse (…). L’enfant vit dans sa chair, sans filtres, sans boucliers ni mécanismes de défense, il lutte comme il le peut contre ce qui s’empare de lui.
  • Ce que vous qualifiez d’Histoire est ni plus ni moins le récit qui l’a emporté.
  • Il l’avait compris, Vasquez, et c’était terrifiant de se dire que Gaitan et Uribe avaient été assassinées par les mêmes personnes. Bien entendu, je ne dis pas que les meurtriers ont ressurgi physiquement des années plus tard. Je parle d’un monstre, ce monstre immortel à plusieurs têtes qui porte plusieurs noms. Il a tué et tuera de nouveau parce que ici, rien n’a changé depuis des siècles et rien ne changera jamais, car notre triste pays ressemble à une souris qui court dans une roue.

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