Critique – Le Pays dont tu as marché la terre – Daniel Bourrion – Héloïse d’Ormesson

Critique – Le Pays dont tu as marché la terre – Daniel Bourrion – Héloïse d’Ormesson


Parce que la mémoire faiblit au fur et à mesure du passage du temps, le narrateur du « Pays dont tu as marché la terre » écrit pour figer le souvenir d’un camarade qui ne voulait pas exister.

« C’est seulement à ça que servent les mots, […], parler des morts, […] particulièrement ceux dont personne ne parle plus, afin qu’au moins quelqu’un crée la trace qu’ils n’ont même pas tentée. » confie-t-il dans un élan littéraire pour dévoiler le parcours de l’un des représentants des gens de peu, de ceux dont on ne parle jamais. Sauf en versant dans le misérabilisme.

Cette remémoration est intellectuelle, mais aussi quasi physique, lorsque Daniel Bourrion évoque la terre, matière permanente qu’on foule sans y penser, dans laquelle on prend plaisir à plonger les mains et qui ensevelit les morts pour cacher la putréfaction des corps.

Un village, des maisons, celles des plus aisés qui ont su profiter de l’industrie locale, celles des autres, ceux qui ont travaillé pour les premiers. Plus loin, l’un des hameaux du village et ses bicoques branlantes. Dans l’une d’entre elles habitait l’ami, figé dans un espace d’à peine quinze kilomètres de diamètre, est mort l’ami, seul, à l’aube de la cinquantaine « sous une couverture râpeuse d’un gris malade. »

Le narrateur se souvient. Plus de quarante ans plus tôt, lui et le disparu fréquentaient la même école. L’assiduité de ce dernier était intermittente et les services sociaux allaient frapper à la porte de la maison qui ne s’ouvrait pas. Cette famille de marginaux, dont la mère était l’étendard haut en couleur, était moquée par la communauté.

Taiseux, mystérieux, absent au monde, presque fantomatique, multipliant les échecs avec une espèce de fatalité, c’est ainsi qu’apparaît l’ami dessiné par l’écrivain qui signe ici son premier roman.

En dehors de l’école, puis du collège, les deux camarades se retrouvaient le mercredi pour des parties de rots et de pets qui les faisaient s’esclaffer. « Ce jour-là, tu rayonnais, cette lumière qu’ont ceux qui passent tout le reste de la semaine dans une grande solitude » écrit Bourrion.

Le départ du narrateur pour la ville, son lycée et son internat va éloigner les adolescents. « Tu t’es effacé de ma vie » poursuit l’auteur.

À l’âge adulte, même s’ils se croisent de loin en loin, leurs chemins de vie divergent radicalement. Comme si l’endroit où on vit, dans la vallée ou hors de la vallée, déterminait la destinée.

Si on ne la quitte pas, la terre de naissance peut parfois vous engloutir…

Long poème en prose hypnotique à la grammaire bousculée (Daniel Bourrion explique dans « Le Book Club » de France Culture que c’est le platt, un patois lorrain qui fut sa langue maternelle, qui explique la structure de ses phrases), mais néanmoins compréhensible, est une adresse à l’ami disparu, un tombeau littéraire à celui qui, avant même de mourir, était absent à la vie.

Au-delà du portrait flou de l’ami, l’auteur dessine la géographie intime d’un territoire.

EXTRAIT

Cette manière de ne pas être là, de te glisser entre les lignes, les failles d’un monde parfaitement huilé où le reste de nous vivait sans trop de questions.

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