
Critique – Le Tout – Dave Eggers – Gallimard
J’ai découvert Dave Eggers avec le formidable « Le Grand Quoi » (2009). Depuis, je n’avais plus rien lu de cet auteur étatsunien.
Le mal est réparé avec « Le Tout » qui serait la suite du « Cercle ».
Le Tout est en effet le fruit de la fusion du propriétaire de l’ensemble des réseaux sociaux, alias le Cercle, avec un géant du commerce sur internet « qui portait le nom d’une jungle sud-américaine ».
Cette entreprise en situation de quasi monopole ne cesse d’étendre son influence sur le monde.
Pour servir ce projet tentaculaire, des employés nommés des « aTout » travaillent sans relâche à concevoir de nouvelles applications numériques pour enchaîner toujours davantage les utilisateurs. Ils sont aussi les premiers cobayes des différents projets d’asservissement se basant sur les données qui ont été aspirées.
Mais à force d’être sans cesse sollicités par les injonctions de leurs téléphones portables et de leurs « ovales », sortes de montres connectées leur prescrivant des exercices physiques, ils n’ont plus beaucoup d’idées.
À l’extérieur du Tout, certains, même s’ils ne sont pas épargnés par le Tout et ses caméras de surveillance ainsi que ses interdictions censées les protéger, tentent de résister.
On les appelle les « trogs ». Delaney fait partie de cette minorité. Au lieu d’agir du dehors, elle décide d’infiltrer le système et d’influencer les contenus des applis afin de les rendre tellement intrusives qu’elle espère que l’humanité se révoltera en refusant que leur intimité soit étalée aux yeux de tous.
En amont, elle s’est forgé un « moi numérique » irréprochable
Mais en projetant de manipuler les manipulateurs, n’émet-elle pas un vœu pieux ? Le système en place est-il suffisamment efficace pour repérer ses plans et les déjouer ?
En pénétrant le Tout chapeauté par les Gang des Quarante, elle plonge en effet dans un cauchemar éveillé et va tomber de Charybde en Scylla en découvrant une réalité effrayante et des « aTout » qui se comportent comme des robots programmés pour obéir préfigurant l’assujettissement généralisé des quelque huit milliards d’habitants qui peuplent la planète Terre.
Quelques illustrations d’outils de servitude plus ou moins consciente :
- le « ToutPhone » recense les dénonciations de « citoyens » qui auraient enfreint les règles sans lesquelles la vie en société serait invivable. Celui qui, par exemple, se sert d’objets en plastique à usage unique est « identifié et étiqueté ». La surveillance est accentuée par la mise en place d’un chiffre totémique : le Total de Honte. À la naissance, on dispose d’une pureté naturelle. Si on réalise une mauvaise action, selon les standards du Tout, le chiffre diminue et vice versa si le comportement est jugé bon. Dans ce cas, on bénéficie d’avantages tels que l’accès à des médicaments ou à un meilleur logement.
- « AuthenticAmi », renommé « Friendy », mesure la qualité des liens d’amitié en détectant d’éventuels signes d’animosité ou d’hypocrisie. Il va plus loin en repérant les symptômes de dépression.On le voit, à force d’inquisitions et d’interdictions, le Tout a annihilé la démocratie, remplacée par une « algocratie », et la liberté d’expression qui est l’un de ses principes essentiels. En prônant la transparence, la pureté, l’uniformisation et la suppression du hasard, il a mis en place un système totalitaire.Pourquoi, alors qu’il existe quelques zones blanches où le Tout n’intervient pas encore, les gens ne s’y réfugient pas et consentent majoritairement à se laisser façonner et à abandonner tout libre arbitre ?Les réponses sont bien évidemment multiples. Il y a tout d’abord la peur que la liberté déclenche. Face à des choix multiples, certains préfèrent se faire imposer une décision plutôt que d’en assumer la responsabilité.Le besoin de sécurité participe également du mouvement de délégation de nos vies à des machines.Il y a aussi la satisfaction d’appartenir à une vaste communauté en apparence solidaire et d’interagir avec ses membres comme s’ils étaient des amis. Ces échanges sont purement virtuels, les aTout évitant tout contact physique.Il y a enfin la « moraline » (cf. Nietzsche) que revêt chaque action préconisée par le Tout. En incitant les individus à ne plus voyager ou à le faire via un casque de réalité virtuelle et à moins consommer, on préserve la planète.En installant des enceintes, baptisées « ToutOuïe », connectées en permanence dans chaque foyer, on diminue drastiquement le risque de violences intrafamiliales.En soulignant qu’un but louable peut être dévoyé par des méthodes détestables de coercition et sans prendre en compte les victimes collatérales telles celles qui travaillent dans le tourisme, l’agriculture ou l’industrie textile, Dave Eggers pointe du doigt l’évolution de nos sociétés technologisées qui sont en train de transformer radicalement l’espèce humaine qui perd sa singularité : ses secrets, ses mensonges, son inconscient, son mystère, son rapport à l’autre, sa capacité à imaginer et à créer des œuvres d’art… Même sa mémoire est effacée, alors que celle du Tout connaît une croissance exponentielle en accumulant les données sur ses assujettis. Quant à l’histoire, à la civilisation et aux traditions, elles sont aussi mises à la poubelle.La stimulation permanente qu’exige le Tout pour mieux soumettre ses sujets s’accompagne d’un effet sur leur psyché les rendant fébrile et névrosé. Parfois, la seule issue pour faire cesser cet état de nervosité permanent est le suicide qui ne cesse de progresser.Sans cesse sollicités, les aTout ne parviennent pas à se concentrer et la lecture est une activité qui tombe en désuétude. Pis, après avoir analysé les comportements des lecteurs de romans électroniques, le Tout décide de standardiser les livres pour mieux coller aux attentes des rares pratiquants. Rien de mieux que l’IA pour effectuer ce formatage ! Ce qui vaut pour la littérature s’applique au cinéma, à la danse, à la sculpture…Avec cette dystopie glaçante, mais néanmoins souvent cocasse dans sa façon de décrire l’absurdité de certaines situations (cf. l’excursion pour assister à la reproduction des éléphants de mer ; un aTout ne parvient pas à se rendre au premier étage d’un bâtiment alors qu’il est au rez-de-chaussée parce que son « MoiMême » n’a pas été mis à jour) et la bêtise de la plupart des protagonistes qui pensent qu’un algorithme est plus objectif alors qu’il est conçu par des hommes forcément subjectifs et calculateurs, Dave Eggers a écrit un roman très noir où un retour en arrière paraît impossible.Et en 2021, date à laquelle le livre a été publié aux États-Unis, l’IA n’avait pas encore envahi notre quotidien. Avec la pénétration de nos esprits qu’elle opère, le mouvement général de dépossession de nos facultés cognitives va s’accélérer.On le voit, l’avenir est bien sombre.D’autant plus que, dans « Le Tout », la régulation est quasiment inexistante, les politiques ayant démissionné de leurs fonctions d’organisateur des sociétés, abandonnant leurs missions à des intérêts privés.Ce qui se passe actuellement aux États-Unis corrobore cette évolution.
EXTRAITS
- Là-bas, tout ce que tu dis est indélibile.
- Le paradis du Tout pouvait aussi contenir l’enfer.
- Les contraintes sont la clé de la libération.
- La clarté, c’est l’objectivité.
- La subjectivité n’est que l’objectivité en attente de données.
- Quand tout est visible, rien de mal ne peut se produire.
- L’amélioration de l’espèce, sa perfectibilité, n’est possible qu’en se débarrassant de toutes nos fragilités et déviances.
- Nos idées sont trop bonnes. Trop horribles. Les gens les adorent.
- Dieu promettait la punition après la mort. Elle est désormais infligée en quelques minutes.
- Tout ce que Dieu offrait […], Internet le fait en mieux.
- L’ère de l’exploration a cédé la place à l’ère de l’introspection.
- Une guerre contre la subjectivité est en cours.
- Ce sera enfin juste. Oui. Parce que ce ne sera plus subjectif.
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