Critique – Le Bastion des larmes – Abdellah Taïa – Julliard
Après une scène inaugurale prometteuse représentant les six sœurs du narrateur parcourant, selon la tradition, les rues de Salé au Maroc pour régler les maigres dettes de leur mère morte la veille, j’avoue avoir eu du mal à entrer dans le dernier roman d’Abdellah Taïa.
Dix ans après le décès de sa génitrice, Youssef quitte la France où il vit pour revenir dans son pays natal afin de vendre l’appartement dont il a hérité. Ce séjour est une immersion dans la période de sa vie où tout a commencé, où la misère était telle qu’on ne mangeait pas à sa faim, où les rires succédaient à la violence, où les odeurs exhalaient la promiscuité…
La voix du narrateur se mêle à celle de ses proches, morts et vivants. Les paroles d’outre-tombe de Najib l’interpellent pour lui rappeler leur amitié amoureuse et lui enjoindre de se venger, comme il l’a fait lui-même, des viols qu’il a subis lorsqu’il était enfant sans que sa famille ne réagisse.
Au Maroc, l’homosexualité est illégale et peut être punie d’une peine d’emprisonnement. Pourtant, les hommes, même les plus religieux, n’hésitent pas à abuser des enfants.
Pour éclairer le peu de cas que l’on fait de ces derniers, un proverbe marocain dit « Toi tu égorges et moi j’enterre » !
Et dans « Le Bastion des larmes », référence à un endroit de Salé où on pleure les trois mille personnes emmenées par les Espagnols pour être vendues comme esclaves, c’est bien de l’innocence saccagée dont il est question.
Une scène saisissante se déroulant dans un hammam où un homme tripote un petit garçon sous le regard lâche des adultes illustre la chosification des mineurs réduits à des objets de plaisir.
C’est cette destruction que Youssef a fui en s’installant en France, loin de l’hypocrisie régnant au Maroc qui ferme les yeux sur la pédocriminalité tout en donnant des leçons de morale à ceux qui enfreignent les règles de bien-pensance.
Cet éloignement ne l’empêche pas d’aimer toujours ses sœurs. Malgré leur refus de le protéger.
Enfant, il était fasciné par ces créatures qui aimaient faire danser le petit garçon efféminé qu’il était et lui confier leurs histoires d’amour.
Il admirait leur liberté qui a cessé lorsqu’elles se sont mariées.
C’est le lot de la plupart des femmes au Maroc de se conformer à ce que la société attend d’elles.
Et évoquer leur destin tout tracé est l’une des forces de ce livre attachant pour la rage et la tendresse qu’il exprime.
EXTRAITS
Ici, les enfants appartiennent à tout le monde.
Elles sont un gang. Six sœurs en feu. En permanence dans le feu.
Les rêves ne sont pas que des rêves. Ils existent. Ce n’est pas de la fiction. C’est un espace réel où parfois la vérité peut enfin sortir. On s’y réconcilie et on y guérit provisoirement.
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