Critique – Tu seras un homme, mon fils – Pierre Assouline – Gallimard

Critique – Tu seras un homme, mon fils – Pierre Assouline – Gallimard


Au début de ce formidable roman, Louis Lambert, le narrateur si attachant, se tient devant l’abbaye de Westminster. Nous sommes en 1941.

Cinq ans plus tôt s’y sont tenues les funérailles de Rudyard Kipling, l’un des plus grands écrivains britanniques. Accompagné de son fils, il se souvient de son admiration pour l’oeuvre de l’auteur du « Livre de la jungle » et, en particulier, pour le poème « If… » qui a changé le cours de sa vie. « Car une poignée de vers peut engager une existence » affirme-t-il, en songeant à la traduction parfaite qu’il pourrait faire en français.

C’est au printemps 1914 en villégiature dans les Pyrénées, dans le rôle de chaperon de sa grand-mère, qu’il a le privilège de rencontrer l’Anglais qui lui propose de perfectionner la langue de Molière de son fils John, 17 ans. Il découvre un homme complexe, souvent colérique et contradictoire (« Un rebelle épris d’ordre établi : il ne se révoltait que pour renforcer l’ordre »), jaloux de son indépendance, nationaliste, antisémite (comme beaucoup à cette époque) et germanophobe. Un type peu sympathique mais visionnaire et dont la prescience imprègne ses écrits. Un personnage qui a pourtant des circonstances atténuantes. Placé dans une famille d’accueil anglaise par ses parents alors installés aux Indes, il souffre de cet abandon. « Il demeurerait toute sa vie un enfant de son enfance, tapi dans un coin sombre de la Maison de la Désolation »).

Mais les menaces de guerre se précisent. Pour faire honneur à son patriote de géniteur, John s’engage et est incorporé au 2ème bataillon des Irish Guards. Malgré une sévère myopie qui lui aurait permis de rester à l’arrière. Il trouve la mort dans la bataille de Loos-en-Gohelle à l’automne 1915. Mais comme son corps est introuvable, il est déclaré disparu. A l’annonce de la nouvelle, la santé de Rudyard se dégrada. Mais il entreprit un dernier combat : trouver la preuve de la mort ou de la survie de son fils. « Kipling poursuivit son enquête jusqu’en 1917, persuadé que son fils était soigné quelque part ». Cet entêtement aveugle est-il une manière de reculer le plus tard possible la reconnaissance du décès de son fils dont il se sent responsable ?

Avec un puissant sens du romanesque et par l’entremise de Rudyard Kipling, Pierre Assouline s’interroge avec brio sur l’influence que peut avoir un père sur le destin d’un fils.

En faisant raconter cette histoire par un jeune garçon devenu professeur de lettres destitué par le régime de Vichy, il apporte à ce récit une touche vivante et personnelle. D’autant plus que le narrateur, qui souligne combien les mots peuvent être puissants, est fâché avec son propre père. Ce qui n’était pas le cas, bien au contraire, de Kipling qui vouait une vraie affection à son fils. Même s’il ne la manifestait pas ouvertement. L’Angleterre de cette époque n’encourageait pas en effet les épanchements. Mais, « il était écrit que la mort de son fils le tuerait ».

« If »

Si tu peux voir détruit l’ouvrage de ta vie

Et sans dire un seul mot te mettre à rebâtir,

Ou perdre en un seul coup le gain de cent parties

Sans un geste et sans un soupir ;


Si tu peux être amant sans être fou d’amour,

Si tu peux être fort sans cesser d’être tendre,

Et, te sentant haï, sans haïr à ton tour,

Pourtant lutter et te défendre ;


Si tu peux supporter d’entendre tes paroles

Travesties par des gueux pour exciter des sots,

Et d’entendre mentir sur toi leurs bouches folles

Sans mentir toi-même d’un mot ;


Si tu peux rester digne en étant populaire,

Si tu peux rester peuple en conseillant les rois,

Et si tu peux aimer tous tes amis en frère,

Sans qu’aucun d’eux soit tout pour toi ;


Si tu sais méditer, observer et connaitre,

Sans jamais devenir sceptique ou destructeur,

Rêver, mais sans laisser ton rêve être ton maître,

Penser sans n’être qu’un penseur ;


Si tu peux être dur sans jamais être en rage,

Si tu peux être brave et jamais imprudent,

Si tu sais être bon, si tu sais être sage,

Sans être moral ni pédant ;


Si tu peux rencontrer Triomphe après Défaite

Et recevoir ces deux menteurs d’un même front,

Si tu peux conserver ton courage et ta tête

Quand tous les autres les perdront,


Alors les Rois, les Dieux, la Chance et la Victoire

Seront à tout jamais tes esclaves soumis,

Et, ce qui vaut mieux que les Rois et la Gloire

Tu seras un homme, mon fils.

(traduction d’André Maurois)

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