
Critique – L’Heure des prédateurs – Giuliano da Empoli – Gallimard
Dans « L’Heure des prédateurs », Giuliano da Empoli s’est glissé dans les habits d’un scribe aztèque pour évoquer le monde comme il va mal en s’appuyant sur des événements auxquels il a assisté, pour certains, comme conseiller de Matteo Renzi ou comme intellectuel.
Il y a cinq cents ans, Hernán Cortés et son armée atteignaient la capitale de l’Empire aztèque.
L’indécision du souverain Moctezuma II face aux intrus signa l’arrêt de mort de son peuple.
Ce comportement irrésolu, il est celui de la plupart des dirigeants des démocraties occidentales « face aux conquistadors de la tech » au « regard glacial ». L’auteur donne l’exemple de Yann Le Cun, l’un des pères fondateurs de l’IA dont il gère le développement chez Meta.
À l’invitation de Justin Trudeau, promoteur d’une IA « responsable », à Montréal en septembre dernier, il se vantait devant l’assistance que les Européens présents ne pourraient jamais, à cause de leur réglementation forcément liberticide, acheter les lunettes qu’il portait permettant de transmettre directement sur Facebook et Insta tout ce qu’il voyait.
Il annonçait que, d’ici à dix ans, les smartphones seraient remplacés par des lunettes de réalité augmentée qui « afficheront un contenu qui se superposera au monde réel » offrant a chaque individu une expérience personnalisée en anticipant ses désirs.
En parallèle de ces délires technologiques, des chefs d’État se sont ralliés à la thèse de Vladislav Sourkov, spin doctor de Poutine avant de tomber en disgrâce. Selon le communicant, toute société étant soumise à l’entropie, elle doit, pour la gérer et survivre, exporter son chaos intérieur.
C’est ce que firent les Romains, les Américains au 20e siècle et la Russie de l’actuel président de la fédération qui envahit la Crimée en 2014 en faisant fi de l’ordre international mis en place après la Seconde Guerre mondiale interdisant « à un pays de recourir à la force pour modifier ses frontières. »
L’invasion de l’Ukraine en 2022 a confirmé les intentions de Poutine.
Da Empoli a malheureusement écrit son livre trop tôt pour constater les velléités expansionnistes de Trump qui a annoncé vouloir annexer le Groenland !
« Chaque jour, la guerre pénètre un peu plus à l’intérieur des frontières de l’Europe » constate le politologue, soulignant la multiplication des cyberattaques qui organisent des opérations de désinformation.
L’explosion de violence que nous constatons répond à une logique attestée par l’histoire. À des phases où les techniques défensives progressent plus vite succèdent des moments où l’inverse se produit.
C’est le cas aujourd’hui avec la baisse du coût des armes. Un exemple : « pour abattre un drone à deux cents dollars lancé depuis le sud du Liban, Israël doit employer un missile Patriot qui en vaut trois millions. » Certains disent même « qu’un seul individu pourrait déclarer la guerre au monde entier, et la gagner. » « Un synthétiseur d’ADN capable de créer de nouveaux pathogènes mortels coûte environ vingt mille dollars ».
Enfin, l’IA pourrait bien évidemment être utilisée pour détruire en créant des armes chimiques, biologiques, radiologiques et nucléaires… et ce, « sans qu’aucune autorité réglementaire trouve à y redire. »
« Une ère de violence sans limites s’ouvre en face de nous » assure l’italo-suisse et « les défenseurs de la liberté paraissent singulièrement mal préparés à la tâche qui les attend » déplore-t-il en bon lecteur de Machiavel qui s’est inspiré de la figure de César Borgia pour écrire « Le Prince ».
Mohammed ben Salmane dit MBS serait le digne successeur du Valentinois. À lire le chapitre « Ryad », on ne peut que conclure que le prince héritier d’Arabie saoudite sait « utiliser l’astuce pour flatter les hommes et la force pour les subjuguer. »
Se moquant des lois, les borgiens font de la force « la seule règle du jeu. »
Autre exemple d’un dirigeant qui a su conjuguer « initiative audacieuse » et « moyens expéditifs au service de la production d’une divine surprise » : Bukele, le président de la République salvadorienne démocratiquement élu mais qui teste sans cesse les limites du système.
La pratique de la politique a subi aussi un bouleversement dans son fonctionnement ces dernières années. « Il fut un temps où l’innovation politique venait du centre. »
Le numérique (Internet et réseaux sociaux) avec son utilisation globalisée est un formidable terrain de jeu pour les extrémistes et complotistes de toutes sortes qui transforment le débat public en une « foire d’empoigne où tout est permis et où les seules règles sont celles des plateformes. »
C’est ainsi que les borgiens (Trump, Bolsonaro, Milei…), qui pouvaient sembler n’être que des « outsiders » il y a peu, s’apprêtent à dominer le monde en insufflant du chaos, en tenant des propos disruptifs, en prenant « des décisions audacieuses » pour captiver « l’attention du public, tout en sidérant des adversaires ». Le tout en s’appuyant sur les réseaux sociaux.
En résumé, plus c’est gros, plus ça passe, car « il n’y a pratiquement aucune relation entre la puissance intellectuelle et l’intelligence politique. »
Ce qui explique le succès d’un analphabète comme Trump, un homme qui ne lit jamais, pas même une note de l’un de ses conseillers. Comment s’étonner alors que le 47e président des États-Unis soit incapable d’avoir une pensée structurée, répondant ainsi aux canons d’une époque !
La démonstration est implacable, effrayante, glaçante et elle va exiger des vrais démocrates une réponse à la hauteur. En espérant qu’il ne soit pas trop tard.
D’autant plus que le moment que nous vivons serait en fait « un retour à la normale » interrompu par une parenthèse issue du second conflit mondial qui a donné naissance à un nouvel ordre international et au triomphe du droit (même s’il n’a pas toujours été respecté).
Giuliano da Empoli voit dans le piétinement des règles, applaudi par une grande partie des populations, l’une des raisons de l’échec récent des démocrates étatsuniens.
Depuis quarante ans, le parti de l’âne n’a présenté que des juristes à la candidature à la fonction suprême. Or, « aux États-Unis, les avocats sont la catégorie professionnelle la plus détestée, juste derrière les politiciens. » Les aspirants démocrates à la présidence font donc tout pour se faire haïr !
D’autant plus que leur programme est en complet décalage avec les aspirations du peuple américain. Au lieu de transformer le capitalisme qui creuse les inégalités, ils « se sont rabattus sur l’objectif plus modeste de représenter les minorités ».
Avec, à la clé, des accusations de wokisme. Une aubaine pour les républicains qui ont formulé le slogan suivant pour la campagne de 2024 : « Harris est pour Iels ; Trump est pour Vous. »
Un événement auquel l’auteur a assisté est édifiant à cet égard. Lors du dîner inaugural de la fondation créée par Obama, alors que Trump a été élu un an plus tôt, deux orateurs prennent la parole : l’un est l’ancien chef cuisinier de la Maison-Blanche qui vante le potager bio de Michelle Obama ; le second « fut le pionnier de la consommation réfléchie de chocolat en entreprise, avant de fonder une organisation : « Death over dinner » !!!
Pour « animer » les tablées, une facilitatrice de conversation, « transgenre métis adoptée par une famille de Chicago », engage les convives à se présenter en répondant à cinq questions toutes plus absurdes les unes que les autres. Le séjour propose aussi une méditation, un entretien avec le prince Harry et d’autres réjouissances qui soulignent combien les démocrates sont à côté de la plaque et pas armés pour combattre les borgiens.
Le comble de la naïveté revient à Christian Lindner, président du FDP de la fin 2013 au début 2025, qui tendit la main à Elon Musk en dénigrant l’extrême droite de son pays. La réponse ne se fit pas attendre de la part de l’homme le plus riche du monde : « L’AfD est le seul espoir pour l’Allemagne. »
Ce que veulent les « conquistadors de la tech » est « de se débarrasser des anciennes élites politiques. »
Leur philosophie de vie se résume à « une sacrée envie de foutre le bordel » en se libérant de toutes contraintes.
Il faut de toute urgence que nos politiques lisent da Empoli dont la lucidité, l’intelligence et la prescience font mouche par son analyse de la collusion entre les borgiens politiques et ceux de la tech (Exemples de MBS qui « construit des enclaves où ne s’appliqueront que les lois de la tech » ; « Bukele a adopté le bitcoin comme monnaie officielle de son pays »…) . À terme, en explosant les garde-fous, les derniers devraient l’emporter « pour la suprématie planétaire et intergalactique. »
Kissinger, mort centenaire en 2023, avait bien compris le potentiel de nuisance de l’IA qui « émet des jugements stratégiques sur l’avenir » ce qui était jusqu’à présent l’apanage des humains.
C’est proprement kafkaïen.
EXTRAITS
- Tout ce qui doit être réglé le sera par le feu et par l’épée.
- Un analphabète fonctionnel comme Trump peut atteindre une forme de génie dans sa capacité à résonner avec l’esprit du temps.
- « Quelle est la différence entre un fou et un génie ? Le succès ! » (Javier Milei)
- « Moi, je ne vois que ce que je crois » (Éric Zemmour)
- Pour que le règne de l’IA advienne, ill est nécessaire de remplacer le savoir par la foi.
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