Critique – Judéobsessions – Guillaume Erner – Flammarion

Critique – Judéobsessions – Guillaume Erner – Flammarion


Pourquoi, avec une accélération depuis le 7 octobre 2023 et en corollaire une recrudescence des actes antisémites, le monde ne parle-t-il que des Juifs ?

Pourquoi cette focalisation sur une communauté qui se réduit à peau de chagrin ?

Qui dit judéobsession sous-entend souvent antisémitisme et c’est parce que Guillaume Erner fait sienne la phrase de Marc Bloch dans « L’Étrange défaite » – « Je ne revendique jamais mon origine que dans un cas : en face d’un antisémite » – qu’il a composé cet essai où se mêlent l’histoire des Juifs et celle, plus intime, de sa famille qu’il raille avec tendresse, tout en reconnaissant le poids de ce qu’elle lui a légué, un fardeau qui s’avère parfois douloureux.

Écrire pour conjurer la peur et comprendre les causes de cette idée fixe, tel est l’enjeu pour le producteur des « Matins de France Culture ».

« Les obsessions, c’est un peu la spécialité juive » constate l’auteur faisant référence à ses grands-parents entourés d’autres Juifs autour d’un thé et parlant de la vie, c’est-à-dire des « six millions de dibbouks », âmes des morts revenus hanter ceux qui ont survécu…

Dans le Marais parisien où le sociologue a grandi, on entendait encore parler yiddish. Sa parenté forme un « stéréotype » idéal : « 100% ashkenazes, 100% de gauche, 100% dans la fripe ». Tous sont originaires de Pologne et seuls ceux qui quitté leur pays ont survécu. Installés en France, ils ont pu échapper à la déportation orchestrée par les Nazis et Vichy. Pourquoi ont-ils réussi à s’en tirer ? Parce qu’ils ont refusé d’obéir, qu’ils ont fait preuve de courage et qu’ils ont pratiqué le système D.

« Tout en eux était juif » insiste Guillaume Erner. Pourtant, ils n’étaient pas sionistes, ils ne pratiquaient pas et étaient des adeptes du bundisme (mouvement qui « s’était donné pour mission de synthétiser le socialisme révolutionnaire avec la défense de l’identité juive laïque »). Alors, est-on encore un Juif quand on ne s’adonne pas à la religion de ses ancêtres et qu’on se sent « terriblement français » ? Ce sont, à mon sens, en partie les autres qui vous font Juifs, quelqu’un de forcément différent, quelqu’un d’étranger, alors que leur présence est attestée avant même que la France ne devienne la France. Leur altérité est tellement gênante qu’en 1182, Philippe Auguste les chassa du royaume. En Espagne, à la fin du 15e siècle, ils sont expulsés. De même en Angleterre et en Allemagne.

L’antijudaïsme se répand au fur et à mesure du renforcement de la religion catholique qui accuse les Juifs d’être un peuple déicide.

Quelques exemples de cette animosité : les Juifs sont accusés d’être les suppôts de Satan, de profaner les hosties, d’empoisonner les puits, d’avoir une activité sexuelle digne de monstre. « Dépeints comme semi-animaux, portant queues ou sabots », ils sont déshumanisés.

Avant que le catholicisme ne devienne une religion « officielle », les Romains polythéistes les considéraient « comme déloyaux envers l’État, puisque leur dieu passait avant l’empereur ».

Et puis, il y a eu le 19è siècle résolument antisémite avec, comme pont culminant, l’affaire Dreyfus.

Aujourd’hui, à l’antisémitisme religieux, même s’il persiste, s’est superposé un antijudaïsme musulman dont les protagonistes prisaient les « Protocoles des Sages de Sion » (1903).

Des rapports que notre pays entretint avec les Juifs, nous sommes ignorants. Seule la Shoah semble nous intéresser. Il n’y a qu’à voir l’avalanche de films et de livres parfois obscènes qui lui est consacrée pour constater notre fascination morbide pour ce massacre de masse.

Quasiment personne n’a entendu parler du rabbin Rachi, « le plus important commentateur de la Bible et du Talmud de tous les temps ». A contrario, tout le monde connaît saint Augustin et saint Thomas d’Aquin. Qui est le plus français des trois ? Les deux derniers diriez-vous. Ce n’est ni dans l’actuelle Algérie ni dans ce qui correspond aujourd’hui à l’Italie, mais à Troyes où il est né et où il est mort que Rachi a vécu en français !

Ce que reproche l’auteur de la part des « sachants » c’est le « refus délibéré de faire non pas une histoire des Juifs de France, mais une histoire des Juifs français. » Et de recenser ce que les Juifs, en tant que français, ont apporté à notre pays qui est aussi le leur. Leur contribution est tellement vaste que je conseille à ceux qui seraient intéressés de se reporter au livre qui souligne combien seule « l’histoire lacrymale » des Juifs captive nos contemporains et, bien sûr, tous les clichés qui persistent sur eux, les enfermant dans une communauté à jamais distincte.

La tendance actuelle, qui stigmatise la politique israélienne vis-à-vis des Palestiniens, est de « nazifier les Juifs », les faisant passer « du statut de victimes […] à celui de Blancs dominants. »

Les antisémites de tous poils – qu’ils soient négationnistes, « humoristes » (Dieudonné et compagnie), idéologues ou politiques – véhiculent des stéréotypes haineux dont les plus connus sont l’amour de l’argent et la volonté de dominer le monde matérialisée par l’existence d’un complot mondial.

« Les dominés d’hier sont devenus des dominants. Les Juifs étaient à gauche, ils sont passés à droite. Ils étaient diasporiques, ils sont devenus nationalistes » constate l’auteur qui invente le néologisme de judéocène pour qualifier la nouvelle ère dans laquelle nous vivons selon laquelle les Juifs seraient responsables de tous les malheurs du monde… Cette vision tronquée serait largement entretenue par les réseaux sociaux, réceptacles des « fake news » et des opinions délétères.

Tout ce que demande Guillaume Erner, c’est le droit à l’indifférence pour les Juifs, qu’on les laisse vivre enfin en paix. Compte tenu du besoin de se fabriquer des boucs émissaires, j’ai bien peur que ce soit un vœu pieux…

Il souligne aussi un paradoxe pertinent : la création de l’État d’Israël en 1948 alors « que tenir à la terre était l’attitude la moins juive qui soit ». Dans sa vision, « le judaïsme est associé à la diaspora ». Cette normalisation accompagnée d’un nationalisme et d’un impérialisme exacerbés efface, selon lui, ce qui fait l’ « essence » du Juif : être de nulle part.

Malgré quelques redondances et une construction un peu désordonnée, « Judéobsessions », récit qui oscille entre gravité et humour, entre effroi et ironie, est une lecture indispensable en ces temps obscurs.

EXTRAITS

  • Les Juifs, malgré tous leurs efforts, malgré Mahler et Berstein, n’auront jamais leur Bach.
  • Nous sommes le peuple du repentir, comment éprouver du plaisir après Auschwitz ?
  • Avant que ne déferle la peste Zara, […] les principales fêtes juives étaient Kippour, Pessah et les Salon du prêt-à-porter.
  • On ne vivait plus pour préparer le lendemain, mais pour se souvenir d’hier.
  • On n’est pas obligé d’aimer les Juifs pour apprécier Auschwitz.
  • Les Juifs jouent le rôle de particules variables dans un monde fixe ; ils incarnent […] les mercuriens dans un monde apollinien.

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