Critique – Apeirogon – Colum McCann – Belfond
Pour incarner la tragédie du conflit israélo-palestinien, Colum McCann s’est emparé de deux personnages réels.
Rami Elhanan est un Israélien dont la fille Smadar est morte en 1997 lors d’un attentat-suicide commis par le « camp » d’en face. Elle avait 14 ans. Bassam Aramin est un Palestinien dont la fille Abir a été tuée par un soldat israélien en 2007 non loin de Jérusalem. Elle avait 10 ans. Alors que le premier aspirait à une vie tranquille, le second était engagé très jeune contre l’Occupation. Militant du Fatah, il a été condamné à sept ans de prison après avoir lancé une grenade sur des soldats. La perte d’un enfant aurait pu déclencher des réactions de haine et de vengeance de la part des pères de famille. C’est tout le contraire qui se produira. Les deux hommes se rapprocheront, deviendront amis, animeront sans relâche le Cercle des parents ainsi que le mouvement « Fight for peace » et parcourront inlassablement la planète pour transmettre un message de réconciliation. Naïveté me direz-vous ! Pourtant, après des décennies de conflits, leur position ne serait-elle pas la seule réaliste pour sortir de l’impasse ?
Au-delà du fond avec lequel on ne peut qu’être d’accord, c’est la forme du roman qui interpelle et captive le lecteur. Mille courts chapitres composent ce récit de plus de 500 pages à la narration éclatée et aux allures de kaléidoscope qui nous font voyager dans le temps et l’espace en usant de digressions, souvent métaphoriques, sur de nombreux sujets qui, pour certains et au premier abord, pourraient, n’avoir aucun lien avec la problématique centrale : les oiseaux, symboles de liberté se jouant des frontières que l’homme s’amuse à enfermer et à domestiquer ; les armes fabriquées dans des pays qui portent une part de responsabilité dans la mort des civils, éternelles victimes collatérales des guerres (Bassam, accueilli par le sénateur John Kerry, lui dit : « Vous avez assassiné ma fille ». Depuis, l’Américain aurait toujours la photo d’Abir sur son bureau) ; la poésie avec le persan Rûmî qui écrivait : « Hier j’étais intelligent, et je voulais changer le monde. Aujourd’hui je suis sage, et j’ai commencé à me changer moi-même » ; la psychanalyse qui, avec Freud, assène que la pulsion de mort devient pulsion de destruction avec pour conséquence que, pour préserver sa vie, l’homme doit détruire celle d’autrui ; l’art comme arme pacifique …
Avec tous ces éclairages, Colum McCann exprime magnifiquement la douleur de la perte et l’absurdité des haines qui s’auto-entretiennent parce qu’elles sont vaines.
EXTRAITS
- Ici, tout est géographie.
- On était en Israël après tout, il y aurait toujours une autre guerre.
- Le trajet au-dessus de la Palestine et d’Israël est connu depuis longtemps comme une des routes migratoires les plus sanglantes du monde.
- Bassam et Rami en vinrent à comprendre qu’ils se serviraient de la force de leur chagrin comme d’une arme.
- Mon nom est Rami Elhanan. Je suis le père de Smadar. Je suis un Jérusalémite de la septième génération. Et aussi ce qu’on pourrait appeler un diplômé de l’Holocauste.
- Il ne haïssait pas les juifs, disait-il, il ne haïssait pas Israël. Ce qu’il haïssait, c’était le fait d’être occupé, l’humiliation que cela représentait, l’étouffement, la dégradation quotidienne, l’avilissement.
- Une pierre conduit à une balle. Et un autre kamikaze conduit à une autre frappe aérienne. Et ça ne s’arrête pas. Jamais.
- Chaque ville a besoin d’avoir au moins un bon Arabe, sinon comment faire réparer son frigo un samedi ?
- Pendant longtemps, ç’a été la même chose pour moi, la justice et la vengeance.
- Quand ils ont tué ma fille, ils ont tué ma peur.
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