Critique – La familia grande – Camille Kouchner – Seuil
C’est sur la mort de sa mère, « toute seule à l’hôpital de Toulon », que s’ouvre le récit de Camille Kouchner. C’est cet événement funeste qui va déclencher le projet d’écrire « La familia grande » pour révéler les agressions sexuelles commises par son beau-père sur Victor, son frère jumeau, alors qu’il n’était qu’un adolescent.
La narratrice remonte alors le fil du temps. Celui où les sœurs Pisier, Evelyne et Marie-France, élevées par une mère transgressive qui milita pour le planning familial et le droit à mourir dans la dignité, profitent de la liberté offerte par leur éducation et l’air du temps pour multiplier les conquêtes masculines.
L’insouciance de la jeunesse ne les empêche pas de songer à leur indépendance dans une société encore très patriarcale où le travail des femmes est souvent vu d’un mauvais œil.
L’aînée, titulaire d’un doctorat en droit public et agrégée de droit public et de science politique, se destine à l’enseignement et à l’écriture. La seconde devint l’actrice que l’on connaît après des études universitaires.
« Je l’aimais tellement » écrit Camille Kouchner en évoquant le souvenir de sa mère, une toute petite femme blonde aux yeux clairs soucieuse de comprendre le monde et de l’expliquer à sa fille tout en la laissant libre de ses choix. Jusqu’à lui dire : « fuis la famille » et « nous n’appartenons qu’aux groupes que nous choisissons ».
Evelyne est née en Indochine en 1941. « Enfermée dans un camp japonais, pour se nourrir Evelyne mangeait de l’herbe » raconte sa fille. Elle poursuit : « après l’Indochine, la famille s’installe en Nouvelle-Calédonie ». C’est là que Paula, la mère, se sépare de son mari, un haut fonctionnaire tendance maurrassienne, et rejoint la métropole. Débarquement à Nice où les donzelles Pisier « font (…) tourner les têtes ». Evelyne se vante même à sa fille d’avoir fait l’amour à 12 ans. Camille s’évertue à suivre les traces de ses aînées. Sans succès. Est-ce vraiment ça la liberté s’interroge-t-elle.
Au début des années 1960, les filles partent pour Cuba, laboratoire de la révolution communiste. C’est sur l’île des Caraïbes que Evelyne croisera le chemin de Bernard Kouchner, militant à l’UEC (Union des Etudiants Communistes), son futur mari et père des jumeaux. Mais c’est dans les bras de Fidel Castro qu’elle tombera ! « Une idéaliste cédant au machisme qu’elle combat » s’étonne la fille.
Quelques années plus tard, elle épousera le séduisant « french doctor ». « L’institution du mariage pour les révolutionnaires ! Décidément la liberté… » poursuit la narratrice soulignant les contradictions du couple qui va pratiquer allègrement l’adultère. La vie de famille est alors marquée par les absences à répétition du militant héroïque. Jamais là quand on a besoin de lui ! Et quand il est là, il pique des colères mémorables. « Il nous (…) reprochait le malheur du monde » confie Camille dont les parents se séparent lorsqu’elle a 6 ans. Elle navigue alors d’un appartement à l’autre, celui d’Evelyne étant le lieu « où le bonheur s’annonce toujours ».
Arrive alors celui par qui le malheur arrive, l’amant de la mère qui, comme souvent chez les prédateurs, ensorcelle toute la famille dont il rend la vie plus belle. Il emmène toute la petite troupe à Sanary dans le Var où se trouve l’immense propriété familiale sur laquelle il règne. C’est l’été, il fait beau, les corps se dévoilent, les parents embrassent leurs enfants sur la bouche, le beau-père (jamais nommé) flirte avec les femmes de ses potes, c’est la liberté, l’insouciance, le bonheur…
Quelques semaines après la première agression, Victor se confie à sa sœur et lui demande de garder le secret mais aussi de l’aider à dire non. Conserver le silence va culpabiliser la jumelle jusqu’à l’écriture de « La familia grande ».
Avec sobriété et sans verser dans le pathos, Camille Kouchner démêle les fils d’un inceste programmé que tout le monde refuse de voir. Y compris elle. Mais le pire est l’attitude de la mère de Victor. Quand la victime, vingt ans après les faits, raconte à Evelyne les agissements de son mari, elle fuit puis minimise l’affaire. « ll n’y a pas eu de sodomie. Des fellations, c’est quand même très différent » relativise-t-elle ! Contrairement à sa sœur Marie-France qui veut que la vérité éclate au grand jour.
Evelyne a certes des circonstances atténuantes. Son père s’est suicidé en 1986 et sa mère adorée deux ans plus tard. « La vie n’a plus jamais été la même » écrit l’auteure. Evelyne sombre dans l’alcool, la dépression et la paranoïa.
J’ai connu Evelyne Pisier en 1985 lors de mes études. Ce petit bout de femme au charisme indéniable et toujours souriante était passionnée par la science politique et savait transmettre son savoir.
C’est le souvenir que j’en ai, désormais entaché par la confession de sa fille.
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