Critique – Le lambeau – Philippe Lançon – Gallimard

Critique – Le lambeau – Philippe Lançon – Gallimard


Plus de trois ans après l’attentat du 7 janvier 2015 contre Charlie, c’est presque à reculons que j’ai ouvert le livre de Philippe Lançon, prise entre deux sentiments : l’envie de découvrir un récit encensé par la critique et l’impression presque de faire acte de voyeurisme, cette sensation étant tempérée par l’idée que ce drame nous appartenait à tous.

Pour situer le contexte, rappelons que Philippe Lançon était, à l’époque des faits, critique pour Libération et pour l’hebdomadaire satirique. Il l’est toujours. Juste avant de se rendre au journal, il envoie un mail au sujet du dernier roman de Michel Houellebecq qui évoque l’arrivée au pouvoir en France des islamistes. Ironie du sort…

Le moment où les frères K pénètrent dans la salle de rédaction et tirent sur les journalistes présents laissant sur le sol, inanimés dans un bain de sang, des dessinateurs qui nous ont accompagnés depuis notre enfance (Wolinski, Cabu….) évoque une scène cinématographique tournée au ralenti façon Tarantino avec, en fond sonore, des « Allah Akbar » vociférés. Le narrateur ne ressent rien. Et pourtant… Ses bras sont meurtris, sa mâchoire est en miettes. En le voyant, un pompier s’exclame que ce sont des blessures de guerre.

Envoyé à la Pitié Salpêtrière, il y subira dix-sept opérations et restera hospitalisé 282 jours si on compte sa « convalescence » aux Invalides.

Nous allons vivre son quotidien et surtout son intimité. Rien ne nous est épargné parce que lui-même ne se ménage pas subissant avec stoïcisme, parfois avec découragement, les multiples interventions qu’il appelle sobrement des « incommodités ».

Comme nous le faisons pour oublier la banalité du quotidien, nous nous tournons vers l’art, cette construction de l’esprit essentielle à la vie qui permet à l’homme, comme le dit Malraux, de percevoir la grandeur qu’il a en lui et d’échapper à la solitude de son destin. C’est ce que fait Philippe Lançon bercé par une bande-son dans laquelle Bach et le jazz ont la part belle et par les lectures de Kafka et de Thomas Mann. Sans oublier Proust, écrivain par excellence de l’intime. Ces nourritures intellectuelles qui lui apportent une forme de soulagement se doublent de la présence réconfortante de ses proches, ses parents âgés, son frère Antoine, ses amis et la femme qu’il aime avec laquelle la mésentente s’installe. Difficile en effet de comprendre le parcours du combattant de la victime et de partager ses douleurs physiques et psychologiques nées de la perte de ses compagnons, de la peur du retour des assassins et, d’une certaine façon, d’une partie de son identité, lui dont le visage ressemble à une gueule cassée et qui consacre son temps à se concentrer sur son interminable reconstruction. Et comme Hans Castorp, le « héros » de « La montagne magique », l’un de ses livres de chevet, il ne veut pas quitter l’hôpital, cocon protecteur et salvateur contre la violence du monde extérieur.

En parcourant les quelque 500 pages de ce témoignage au long cours, j’ai été saisie par le dévouement du personnel hospitalier et la force de caractère et l’humour noir de Chloé, la chirurgienne qui va tenter inlassablement de combler la béance qui envahit le bas du visage et de redonner à son patient son intégrité physique. Philippe Lançon est déçu du résultat. Son apparence ne sera plus jamais la même, soulignant combien notre corps n’est pas qu’une enveloppe et qu’il est indissociable de l’esprit qui l’anime.

En racontant son « expérience », l’auteur tend à l’universel et c’est en cela qu’il nous touche et nous bouleverse.

EXTRAITS

  • A Bagdad, les futurs tueurs religieux de Daech étaient encore ceux, laïcs, de Saddam, personnage un peu gras dont les portraits mal peints s’étalaient partout.
  • Je voudrais connaître leur précis de décomposition, leurs rires pleins de terre, sans doute parce qu’il a eu un moment, quelques semaines, où il m’a semblé vivre avec eux, parmi eux, en eux, et où sentir qu’ils s’éloignaient m’a causé plus de tristesse et de solitude que tout ce qu’il me fallait affronter.
  • Nous avions été victimes des censeurs les plus efficaces, ceux qui liquident tout sans avoir rien lu.
  • Je ne savais plus trop quoi faire de mes sentiments. Le corps et ses désirs, tous absents, n’étaient plus là pour les faire vivre.
  • Les chirurgiens détestent les cheveux et les poils. Que feraient-ils des islamistes ?
  • J’avais des sentiments pour mes amis ; je n’avais plus d’amour pour personne. (…) La femme que j’aimais était devenue la femme de trop.

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