
Critique – La Colline qui travaille – Philippe Manevy – Le Bruit du monde
En vivant à Montréal, Philippe Manevy a mis près de 6000 kilomètres entre lui et ses parents vieillissants. Cette distance a créé un sentiment d’urgence à écrire sur les siens « pour que les êtres et les liens qui les unissent cessent de se distendre et de disparaître ».
Dans ce premier roman, il s’attache non seulement aux vivants, mais aussi aux morts, principalement du côté de sa mère, pour dessiner une généalogie familiale sur quatre générations dont l’épicentre est la capitale des Gaules où deux collines se font face : la « colline qui prie » dominée par la basilique Notre-Dame de Fourvière et la « colline qui travaille », la Croix-Rousse.
C’est la seconde qui va mobiliser la mémoire de l’auteur et celle vécue et rapportée par les différents protagonistes. C’est quand nos proches sont morts que, bien souvent, on commence à s’intéresser à eux parce qu’on se rapproche de l’issue fatale.
Alice, la grand-mère maternelle, alias mémé, est la fille d’un combattant de la guerre de 14-18 en révolte contre l’armée et le pouvoir.
Fille unique, ses parents la chérissent comme un trésor en la scolarisant chez les sœurs, en lui offrant des cours de piano chez une cousine où elle découvre la petite bourgeoisie et ses belles manières et en l’habillant comme une petite fille modèle.
Elle gardera de son enfance un goût pour la musique et une appétence pour la lecture qui lui permet de recouvrir « d’un voile de fiction » un quotidien parfois décevant.
Pourtant, la fragilité de sa mère et le handicap de son père obligent Alice à travailler dès l’âge de treize ans.
Elle sera tisseuse comme pour se relier au métier de son père avant la Première Guerre mondiale désormais employé dans une compagnie d’assurances en raison de l’amputation d’un bras.
Comme son géniteur, elle aura en elle une colère qu’elle transmettra à sa fille, puis à son petit-fils Philippe Manevy ce qui fait dire à celui-ci « qu’on échappe pas plus à sa famille qu’on ne peut sortir de l’Histoire. »
René, le mari d’Alice, alias pépé, dont l’arrière-grand-père était huissier de justice, est le fruit d’une déchéance sociale.
Orphelin de père à dix ans, il devient linotypiste de nuit pour la presse.
Digne, intègre, plus proche de la Résistance que des Vichystes et anticlérical forcené pour une raison qui sera dévoilée au mitan du récit, il sera un modèle pour le narrateur qui s’en voudra de ne pas avoir été davantage présent alors que le cancer le rongeait.
À la trentaine, mémé et pépé étaient prématurément usés ayant souffert de malnutrition pendant la guerre « au point qu’ils en gardaient d’étranges habitudes, comme d’empiler des paquets de farine et de sucre au fond de leurs armoires ».
En racontant les parcours de vie de ses aïeuls maternels, ceux qui l’ont davantage attirés que ceux de la branche paternelle parce qu’ils appartenaient « au monde des humbles », l’auteur convoque les perceptions et les détails qui façonnent une existence pour peindre la vérité d’une époque : les odeurs, celles de l’eau de Javel, « promesse d’un environnement hygiénique » ; les artefacts prosaïques du quotidien ; les goûts, celui du Nescafé et des biscottes ; les images ; la sensation de la brûlure du skaï dans la voiture laissée en plein soleil ; les repas de famille où les mets roboratifs sont dévorés par ceux qui ont connu la faim…
Dans la lignée d’Annie Ernaux, de Nelly Arcan ou encore d’Édouard Louis, Philippe Manevy part de la singularité pour atteindre l’universel, en l’occurrence celui de la condition ouvrière concernant Alice et René.
Plus largement, il nous offre la possibilité de parcourir le vingtième siècle en accéléré via les personnes qui l’ont marqué et pour lesquelles il éprouve une grande tendresse.
En racontant sa famille, une famille a priori banale, il tord le cou à un préjugé de classe qui consisterait à refuser à certains le droit d’écrire comme s’ils étaient des imposteurs, offre une ode à la classe ouvrière, espèce en voie de disparition, et aux rêves d’ascension sociale.
EXTRAITS
- Notre sens moral n’existe pas dans l’absolu, en dehors des circonstances particulières où nous devons en faire usage.
- La France, elle, est un palimpseste de champs clôturés depuis un temps immémorial. Malheur à celui qui franchit les frontières : il sera vite rappelé à l’ordre.
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