
Critique – Kolkhoze -Emmanuel Carrère – P.O.L
Depuis « Un roman russe » (2007), Emmanuel Carrère fait souvent de sa vie et de celle de ses ascendants et proches une matière romanesque.
Dans « Kolkhoze », c’est la figure de la mère qui est au centre d’un récit qui trouve sa source dans l’histoire de la Russie et de la Géorgie.
Le livre ouvre sur l’hommage national rendu à Hélène Carrère d’Encausse en octobre 2023, près de deux mois après sa mort dans un établissement de soins palliatifs. Son mari Louis, dont son fils fait un très joli et touchant portrait, la suivra quelques semaines plus tard.
Le décès des parents est souvent l’occasion de regarder en arrière. En triant les livres, les papiers précieusement archivés, les lettres, les photos, les cartes postales, les dessins, c’est tout le passé qui ressurgit.
De ces anciennes années, l’auteur retient une enfance très heureuse auprès de parents aimants.
Mais d’où vient l’aîné d’une « fratrie » de deux sœurs, Nathalie et Marina, auxquelles est dédié ce livre ?
S’il avait exploré le parcours de collaborateur de son grand-père maternel dans « Un roman russe » qui avait tellement déplu à l’académicienne qu’ils sont restés fâchés pendant deux ans, les autres pans familiaux étaient plus impénétrables.
C’est son père, généalogiste en herbe passionné par les origines russes aristocratiques de son épouse, qui va lui fournir les ressources nécessaires à composer cette impressionnante saga qui couvre plus d’un siècle et quatre générations.
Alors qu’il a largement dépassé la soixantaine, il avoue s’intéresser en effet davantage à la dimension verticale de la vie, celle qui met en scène les origines.
Et son pari de faire exister celles-ci est réussi. D’autant plus que l’auteur ne se contente pas d’évoquer sa filiation. Il s’empare d’un vaste sujet qui est « pour le meilleur et pour le pire […] une affaire de famille » : la Russie.
Mais revenons au pedigree maternel et à la branche paternelle de celui-ci, la moins noble.
Avant de porter le nom quelque peu bidouillé de Carrère d’Encausse, Hélène est née Zourabichvili de lignage géorgien. Même si cette branche compte de nombreux intellectuels, elle la taira, préférant se réclamer de son grand frère.
L’invasion de la Géorgie par la Russie en 1921 oblige les Zourabichvili à fuir. Leur périple se terminera à Paris en 1924. Pour survivre, le patriarche, arrière-grand-père de l’auteur, devra se satisfaire d’un job peu valorisant de magasinier au Bon Marché.
Deux de ses fils renoueront avec la réussite sociale. Reste Georges, le « héros » collabo d’« Un roman russe ».
Contre toute attente, cet homme cyclothymique va épouser une ravissante aristocrate russe, mais désargentée, qui vivait dans le même hôtel que ses parents. Nathalie von Pelken est la fille d’un certain Victor, dont la lignée est un mélange de noblesses allemande, suédoise, bohémienne et italienne, et de la comtesse Olga Komarovsky.
C’est cette branche éminemment distinguée qui va fasciner Louis Carrère. D’autant plus qu’elle compte parmi ses membres un régicide de tsar (Paul Ier) !
Les Komarovsky, immensément riches, s’exilent en Italie. Mais les revenus qu’ils tiraient de leurs terres russes s’évanouissent, les précipitant vers la ruine. La famille éclate et se disperse.
Nathalie, grand-mère du narrateur, dont l’enfance fut privée de toute affection se retrouve à Paris sans le sou. On connaît la suite
C’est là que la focale se resserre sur la fameuse Hélène, qui s’est rêvée actrice, dont le fils fait un portrait à la fois tendre et vachard.
On en retient l’image d’une femme très intelligente, au caractère bien trempé, à la mauvaise foi légendaire capable de mentir pour ne pas être mise en défaut parce qu’elle ne supporte pas d’être contredite. On apprend aussi qu’elle a « fricoté » avec des gens peu recommandables, tels Maurice Bardèche.
Sous des dehors « pète-sec » et « grande dame » un brin prétentieuse et très autoritaire, elle se révèle généreuse, sauf avec son mari qui a payé un chantage au suicide, et dénuée de tout mépris de classe.
L’auteur évoque aussi sa « russité » qu’elle lui a transmise, une « russité » qui l’a un peu aveuglée. Une semaine avant l’invasion de l’Ukraine, elle déclara : « Et puis vous savez, il n’est pas fou, Poutine, il ne va quand même pas envahir l’Ukraine ! »
Elle ne fut pas la seule à s’être trompée, mais elle fut l’une des rares à le reconnaître.
Cette agression, l’auteur ne l’a pas supportée. Il écrit même : « Poutine leur a rendu la fierté de vivre dans la merde », déplorant le soutien quasi inconditionnel du peuple russe au dictateur.
Il « est devenu si affreux d’être russe » qu’il se cherche d’autres racines. Cette fois-ci c’est du côté de la Géorgie dont sa cousine fut la présidente de 2018 à 2024 qu’il se tourne.
Si Emmanuel Carrère n’est pas un grand styliste, il est doué pour raconter des histoires en les agençant avec virtuosité et avec un sens de la perspective historique et du romanesque.
Son récit à la fois intime et universel parce qu’il aborde la question de l’exil, est palpitant, son humour réjouissant et son autodérision savoureuse.
Il est même capable de nous émouvoir sans effet de style.
EXTRAIT
– Ce n’est pas le même rapport au monde d’avoir eu comme ami de la famille Romain Gary ou Maurice Bardèche.
Vous devez être connecté pour publier un commentaire.
+ There are no comments
Add yours