Critique – La Bouche dans le sable – Kévin Thiévon – Le Bruit du monde

Critique – La Bouche dans le sable – Kévin Thiévon – Le Bruit du monde


Quoi de mieux que la fiction pour raconter l’histoire via des personnages imaginés qui l’incarnent.

Kévin Thiévon l’a bien compris. Dans son premier roman, il évoque un pays qu’il connaît pour y avoir vécu : l’Irak.

Le récit s’ouvre sur une scène terrible. Le 15 mars 1988, alors que la guerre entre l’Iran et l’Irak sévit, les peshmergas de l’UPK (Union patriotique du Kurdistan) font tomber la cité de Halabja.

En représailles, Ali Hassan Abd al-Majid, l’un des hommes de confiance de Saddam Hussein, largue du gaz moutarde sur la ville. Cinq mille civils kurdes périrent.

Février 2003 à Bagdad, Marwan et son cousin Adnan savourent leurs derniers jours d’insouciance et d’enfants privilégiés.

Le premier est le petit-fils de celui qui fut surnommé « Ali le Chimique », l’auteur, entre autres, du massacre évoqué ci-dessus.

Il est admiratif de cet homme puissant, respecté et craint.

Malgré la menace que font peser sur le pays les « Forces du Mal », à savoir les États-Unis, il est certain que son aïeul saura le protéger, lui et sa famille.

Ses convictions seront démenties par le lancement de l’opération « Liberté irakienne » du président Bush et par la décision d’Ali d’expédier Marwan et ses parents à l’abri.

Direction la Côte d’Azur où ces derniers vont vivre dans l’anonymat d’une somptueuse villa dans la nostalgie de la terre quittée, la vénération de l’ancêtre et l’exécration de l’agresseur.

Presque au même moment, sur la Croisette, une gamine de dix ans immortalise ses géniteurs avec son Kodak. La photographie deviendra sa passion. Pour figer le temps et pour témoigner des parenthèses enchantées.

Le trio passe les vacances d’hiver chez les grands-parents d’Elsa qui rejette ce prénom pour adopter celui de Zelda.

Celle-ci chérit ces moments auprès de Féfée, sa grand-mère artiste et passionnée, qui lui transmet son goût de l’extravagance.

Auprès de son aînée, elle embellit une existence bien banale.

Mais c’est auprès de Marwan qu’elle la sublimera ou aura l’impression de la transcender.

Par la grâce de cette apparition, elle se sent plus vivante.

Un parc d’attractions sera le creuset de cette épiphanie.

Cet adolescent à la carnation cuivrée venu d’une capitale célébrée dans les contes des « Mille et Une Nuits » fascine la jeune fille.

Comme Féfée, elle dévore les pages des journaux consacrées à cette guerre lointaine.

Mais l’intérêt commun qui les unit diverge radicalement quant aux motivations. Aux secrets de la vieille femme s’oppose l’attirance presque morbide de l’adolescente pour la violence.

À rebours du mal que représente à son insu Marwan, il y a Sangar, alias Sergio. Au printemps 1988, à Halabja, le Kurde a réussi à échapper aux assauts des sbires du pouvoir, laissant sa mère et sa sœur rongées par les vapeurs toxiques dans un sous-sol jonché de sable.

Après un périple risqué, il débarque dans le sud de la France.

Les quatre principaux protagonistes – Féfée, Zelda, Marwan et Sergio – vont nouer des liens qui vont évoluer au cours du récit.

Car la connaissance de la souffrance de l’autre, en l’occurrence celle de Sangar/Sergio, va amener à rebattre les cartes et à partir en quête de la vérité, une vérité qui libère et qui apaise.

Dans une belle écriture plutôt classique qui n’interdit pas une certaine brutalité dans l’expression, Kévin Thiévon décrit avec force les chaos du monde par le biais de personnages ballottés par l’histoire dont les parcours tumultueux bouleversent ceux qui les côtoient, happés par une forme d’étrangeté exotique.

Par contrecoup, la construction m’a semblé parfois un peu artificielle et démonstrative, sonnant légèrement faux, tant les rencontres apparaissent improbables et pas toujours crédibles.

Qu’importe, le primo-romancier pose avec brio des questions essentielles : peut-on vivre la vie d’un autre sans lui voler son passé ; est-on responsable des crimes commis par un grand-père ; peut-on se reconstruire après avoir perdu ses proches ; la religion permet-elle d’adoucir la douleur ; peut-on se libérer de ses racines ?

Les réponses, jamais définitives, sont à découvrir dans « La Bouche dans le sable » qui sourd d’humanité et de tolérance et dont les dernières pages vibrent d’émotion. Au moment où l’auteur se lâche vraiment.

EXTRAITS

  • Car survivre aux traumatismes les plus noirs requiert un opposé diamétral.
  • Il faut vivre avec le cœur qui cogne.
  • Il pleure comme un enfant dont le chagrin est pur.

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