Critique – Objets, trajets – Stéphanie Lamache – Les Avrils
À travers des lieux et des objets, Stéphanie Lamache fait le récit d’une enfance et d’une adolescence dans les années 1970-1980.
La narratrice vit non loin d’Orbec, bourg du Pays d’Auge, territoire entre campagne et mer avec ses pommiers en fleurs, son herbe verte et tendre, ses vaches à lunettes, ses chevaux de sang, ses riantes maisons à colombages, ses longues plages de sable blond.
Mais Orbec est côté cambrousse, à la lisière de cette Normandie de carte postale aux villes pourtant marquées par les bombardements de la Seconde Guerre mondiale et une reconstruction pas toujours harmonieuse.
La maison familiale est « au bout d’un chemin bordé de haies de houx et d’aubépines ». En s’installant dans un pressoir qui ne sera jamais complètement réhabilité faute d’argent, les parents ont voulu changer de vie, quitter Lisieux, la « grande ville » où le père est magasinier et la mère femme de ménage, et devenir paysans, un destin qui, ne s’improvisant pas, est condamné à l’échec. De ce fiasco annoncé l’enfant héritera d’un sentiment d’insécurité permanent et de l’impression d’être cernée par la mort, celle, à cause « de la corde attachée à la poutre », envisageable du père, et celle des animaux jamais à l’abri d’une épidémie létale.
Les conditions dans lesquelles elle grandit la rendent docile. Elle ne veut pas faire de vagues…
Parce que les parents sont peu affectueux et taiseux, ne parlant jamais de leurs ancêtres, de leurs existences passées et des endroits qui les ont vus grandir, la narratrice n’a qu’une possibilité pour s’inventer des racines et se construire : s’approprier des objets.
Tels que les « beaux livres », ceux de Pearl Buck que la mère n’a jamais lus, choses incongrues dans un milieu où le loisir n’a pas droit de cité. Dans « Vent d’Est, vent d’Ouest », elle découvre que d’autres destins sont possibles en dehors du carcan familial.
Il y a aussi la radio, lien sonore avec le monde, et la jupe fleurie, symbole de féminité, « trop jolie pour la vie que nous menions » qui imposait des vêtements solides et laids conçus pour travailler.
Les couverts en étain retrouvés dans un tiroir, signes d’une certaine aisance financière, sont le prétexte pour inventer une proximité entre la poétesse Marie Ravenel et un certain Pierre Lamache dont descendrait le père.
Le morne quotidien consistant à aller à l’école et à aider les parents est entrecoupé de rares vacances dans la Manche chez la sœur de la mère, femme au caractère bien trempé. Stéphanie profite de la mer et recueille quelques miettes d’informations sur ses origines, sur la grand-mère, « rare souvenir d’une vraie gentillesse » dans une famille où la moquerie est le seul moyen d’expression.
De cette douce aïeule elle gardera un foulard trouvé dans une armoire.
Pour compenser la froideur et le manque d’intérêt des parents pour leur fille, il y a heureusement la chaleur de l’amitié, les livres, les balades sur les chemins et au bord de la rivière. « La promenade et la relecture comme consolation du désœuvrement » écrit sobrement l’autrice qui n’hésite pas à s’inventer d’autres vies que celle qu’elle a vécue. « Et si… deux mots pour rêver et aller contre les faits » se demande-t-elle.
Avec « Objets, trajets », Stéphanie Lamache raconte une jeunesse à la campagne marquée par les longs transports en car pour se rendre à l’école, au collège, au lycée, par les obstacles entravant l’accès à la culture, par l’éloignement de la ville et de ses magasins.
Ce récit autobiographique retrace parfaitement le parcours d’une fille de la campagne née en 1969. Par petites touches mêlant souvenirs, sensations et impressions, il restitue avec une certaine mélancolie l’atmosphère d’une époque, d’un lieu et d’un milieu social.
« Objets, trajets » fait penser au travail d’Édouard Louis mais aussi d’Annie Ernaux et de Marie-Hélène Lafon et c’est un compliment. Pour Stéphanie, issue d’un milieu où poursuivre de longues études est inconcevable, la maison familiale rurale est la seule porte de sortie.
Ce livre fait partie de la sélection 2025 du Prix Premières Paroles.
EXTRAITS
- Passer la surface des apparences, réfléchir à la nature des choses, dévoiler ses pensées profondes, était interdit.
- Il fallait bien cohabiter avec ces traces qui subsistaient, comme cette corde pour se pendre attachée plusieurs jours de suite à une poutre, archéologie de la menace.
- Ne rien dévoiler, éteindre les émotions, une question d’habitude. De dressage.
- Dire « je veux » n’était pas une option possible.
- C’était une ville déracinée de tout passé, finalement idéale pour une famille elle-même déracinée de tout passé, où la génération remontait tout juste aux grands-parents.
- Le choix entre le beau et le solide se justifiait de lui-même.
- Il ne fallait pas rêver, le réel était face à nous, empli de tâches à accomplir.
- La somme de devoirs et d’obligations ne laissait ni place ni temps pour imaginer un ailleurs ou un autrement.
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