Critique – Grace – Paul Lynch – Albin Michel

Critique – Grace – Paul Lynch – Albin Michel


Dès les premières lignes, Paul Lynch insuffle le ton de son dernier roman, celui de la tragédie.

Nous sommes en Irlande en l’an 1845. La Grande Famine se déploie sur l’ensemble du pays. Elle fera au total environ un million de morts.

Pour que sa fille Grace, 14 ans, échappe à Boggs, un horrible personnage qui commence à apprécier les formes naissantes de l’adolescente, et trouve un travail susceptible de sauver sa famille du dénuement le plus extrême, Sarah la précipite sur les routes du comté du Donegal.

Avant, elle lui coupe les cheveux pour qu’elle ait l’air d’un garçon et lui glisse : « c’est toi qui es forte maintenant ». Un sacré poids va désormais peser sur les épaules de la gamine.

D’autant plus que la violence née de l’énergie déployée à la survie se substitue à la brutalité du foyer. Grace découvre des scènes apocalyptiques dignes des guerres les plus cruelles. Les hommes s’arment pour protéger leurs maigres réserves, la population la plus misérable erre hagarde, les yeux vides de toute étincelle de vie, obligée de sucer les cailloux comme un simulacre de repas. Les visages hâves des enfants se recouvrent de poils les transformant en semi-bêtes plus proches du singe que de l’homme. « La nuit des morts-vivants » avec son lot de zombies terrifiants n’est pas loin. Face à ce « spectacle » cauchemardesque, Grace est partagée entre le désespoir et le dégoût, entre le désir d’assister ces malheureux et l’incapacité à le faire. « Comme il est difficile de venir en aide aux êtres qui nous lèvent le coeur » pense-t-elle en contemplant un vieillard loqueteux avec son ongle jauni qui la frôle.

Seule au début de son périple, Grace est rapidement rejointe par Colly, son facétieux petit frère. Elle va alors affronter les éléments hostiles, souffrir de la faim, du froid et faire des rencontres tantôt malheureuses, tantôt salutaires comme celle avec des hommes qui, la prenant pour un garçon, l’embauchent comme vacher, ou encore celle avec John Bart, un étrange individu au bras estropié, à la fois inquiétant et rassurant par sa force morale, son goût pour la liberté et sa colère à l’encontre des nantis, tout droit sortis d’un tableau de James Ensor, qui « se foutent éperdument de ce qui peut arriver au commun des mortels » .

Puis il y a surtout la présence fantomatique de son cadet, mort au début du récit. Sorte de Jiminy Cricket, il la protège de l’adversité grâce à son don de prescience, à son bon sens, à son intelligence et à sa philosophie de vie. Et, par dessus tout, il la fait rire, d’un rire libérateur qui lui fait presque tout oublier.

Conte aux accents fantastiques dans la lignée du « Petit Poucet », « Grace » est le formidable portrait d’une jeune fille courageuse qui va lutter pour sa survie sans renier ses principes. Jusqu’au bout, elle choisit d’être une personne digne dans un monde cruel, poussée qu’elle est par son énergie à sauver sa famille dont le souvenir s’estompe pourtant. Même lorsqu’elle touche le fond.

Porté par une écriture puissante et poétique, le roman de Paul Lynch est l’une des plus belles lectures de ces dernières années.

EXTRAITS

  • Tu dois prendre la voix de quelqu’un qui a l’habitude de commander, même si c’est pas le cas. Comme si tu avais un chien avec toi qui attend après tes ordres. C’est ainsi que les hommes parlent…
  • Tout en eux est mort à l’exception des yeux de bêtes sauvages aux aguets (…), on croirait voir des loups vêtus comme des hommes et affublés de masques grossièrement peinturlurés pour figurer un visage humain. Des loups qui attendent de saisir la ville entre leurs crocs.
  • C’est peut-être cela, grandir. Apprendre les choses qu’on vous a cachées.
  • Et l’unique bonheur d’une vie est le temps de l’enfance, quand on est encore plein de certitudes.
  • L’homme veut dévorer la femme et on appelle cela la nature.
  • Cette vie est lumière

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