Critique – Arcadie – Emmanuelle Bayamack-Tam – P.O.L

Critique – Arcadie – Emmanuelle Bayamack-Tam – P.O.L


Farah n’a que 6 ans lorsqu’elle débarque à Liberty House, sorte de phalanstère qui regroupe toutes sortes de bras cassés rejetés par la société ou se mettant volontairement à sa marge.

Parmi les plus atteints, on trouve sa mère alias Bichette, une femme merveilleusement belle mais fragile, stupide, intolérante au monde et indifférente aux autres. Quant au père, il est selon sa fille « débile léger ». La grand-mère maternelle, elle, est naturiste et militante LGBT…

Pas facile pour une enfant de grandir avec une telle ascendance ! Grâce à son intelligence et à son énergie, Farah y parvient très bien. Mais son physique ingrat et surtout la transformation de son corps à l’adolescence commencent à la perturber. Alors que ses seins, entre autres, devraient s’épanouir, sa pilosité se développe et elle apprend qu’elle n’a qu’un micro-vagin, véritable « cul-de-sac » d’à peine trois centimètres. Elle va désormais occuper le créneau « des transgenres, des shemales ou du troisième sexe ». Ce qui ne l’empêchera de filer le presque parfait amour avec Arcady, le fondateur de la communauté, un petit homme grassouillet mais néanmoins charismatique qui prône une adoration des autres et du sexe sans tabou.

Dans une langue à la fois crue et poétique qu’un lecteur avisé du « Cantique des Cantiques » ne renierait pas, Emmanuelle Bayamack-Tam nous offre l’un des romans les plus déjantés de la rentrée littéraire de l’automne 2018. Son hymne à la liberté est aussi une réflexion sur le genre (il m’a fait penser à l’excellent « Middlesex » de Jeffrey Eugenides) et une critique réjouissante des nouveaux modes de consommation comme le végétarisme qui visent à culpabiliser les affreux bouffeurs de barbaque et pollueurs que nous serions dans notre grande majorité.

Les personnages, tous hauts en couleur, sont formidables avec une prime à la grand-mère décomplexée ou encore à Dadah, la riche donatrice, qui refile à Farah une jarre contenant le cadavre d’un enfant. Foutraque vous dis-je.

Petit bémol : le thème des migrants, dont l’arrivée sème la discorde au sein du groupe, qui n’apporte rien à ce roman jubilatoire.

EXTRAITS

  • En plus d’être hypersensible aux ondes électromagnétiques, ma mère est atteinte de MCS (…) et de PCIE (…) sans compter qu’elle souffre du syndrome du colon irritable, mais à bien y regarder, tout ça n’est jamais qu’une seule et même pathologie : l’intolérance à tout.
  • J’invite tous ceux qui s’élèvent contre le gavage des oies à passer une demi-heure en leur compagnie. Quelques coups de bec plus tard, sans doute auront-ils moins de scrupules à savourer leur foie gras.
  • Je mesure un mètre soixante-dix-huit, je suis carrée, musclée, et, depuis peu, moustachue : ça fait beaucoup pour prétendre être une fille.
  • « Qu’on se figure un chat-huant qui ne sait pas s’il est un chat ou un hibou, un être qui n’a aucune idée de soi-même, et l’on comprendra que ses propres ailes, en certaines circonstances, puissent lui inspirer une angoisse sans remède. » (extrait de « L’homme sans qualités » de Robert Musil)
  • Comme quoi grandir sur une colline radieuse, sans parents attitrés ou presque, avec comme seule consigne d’aimer et de jouir sans entraves, n’empêche ni la crise d’adolescence ni l’art de la fugue.
  • Je l’aimais. Elle était bête, égoïste et méchante, mais si on n’aimait que les gens qui le méritent, la vie serait une distribution de prix très ennuyeuse.
  • L’enfant est né libre, et partout il est dans les fers ; l’enfant est né pur, et partout on saccage son innocence originelle – car l’enfant n’est supportable que gouverné et domestiqué, c’est-à-dire adulte.
  • Vous connaissez beaucoup de filles qui entament une puberté normale, avec bourgeons mammaires et renflement de la motte pubienne, pour se retrouver ensuite avec une paire de couilles et des pecs bien visibles sous le tee-shirt.

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