Critique – Eugenia – Lionel Duroy – Julliard

Critique – Eugenia – Lionel Duroy – Julliard


Lionel Duroy a abandonné pour un temps sa veine autobiographique au profit d’une fresque on ne peut plus romanesque qui nous plonge au cœur des tragiques années 1940 en Roumanie.

Par la voix d’Eugenia, une jeune femme d’une vingtaine d’années, l’intime se confronte à la grande histoire. Ce personnage inventé par l’auteur raconte son amour pour Mihail Sebastian, dont sont cités de nombreux extraits de son journal, qui a réellement existé et dont on apprend la mort dès le début du livre écrasé par un camion alors qu’il a dû se cacher une bonne partie de la guerre pour se soustraire aux rafles des Juifs.

Elevée dans une famille de Jassy qui pratique un antisémitisme ordinaire, elle entretient une relation amicale avec sa professeure Irina Costinas qui lui ouvre les yeux sur le comportement de ses compatriotes qui considèrent les Juifs comme « des êtres à part ». Peu à peu, Eugenia se forge une conscience politique. Devenue correspondante pour une agence de presse, elle assiste impuissante à l’effroyable pogrom de sa ville natale qui se solda par l’extermination de plus de 13 000 habitants. Elle décrit aussi le terrible destin de son pays qui passe de la neutralité à la collaboration active avec les nazis.

Lionel Duroy offre au lecteur un magnifique portrait de femme qui, plutôt timorée et victime des préjugés de son époque et de sa famille au début du récit, devient une femme indignée, courageuse et forte qui se battra jusqu’au bout pour libérer la Roumanie du joug de l’Allemagne. Sa métamorphose nous en apprend beaucoup sur le phénomène du bouc émissaire, d’où l’intérêt d’écouter les bourreaux pour déconstruire leur discours. « Les victimes émeuvent, mais elles ne nous donnent pas les clés de la haine » explique Eugenia qui pratique, sans le savoir, le nouveau journalisme avant l’heure.

Ce Mihail égocentrique et apathique entièrement tourné vers l’écriture ne la mérite pas, elle qui n’accepte pas la résignation de son compagnon. « Je ne supporte plus que vous attendiez docilement qu’on vienne vous assassiner » lui dit-elle. Les autres personnages, qu’ils soient de fiction ou réels, sont épatants. On croise ainsi Malaparte, l’auteur du génial « Kaputt » publié en 1943 qui, après s’être éloigné des fascistes italiens, rend compte de manière tronquée, dans ses articles pour le « Corriere della Sera », de la réalité. Jouait-il alors un double jeu ?

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