Critique – Le Colonel ne dort pas – Émilienne Malfatto – Éditions du Sous-Sol

Critique – Le Colonel ne dort pas – Émilienne Malfatto – Éditions du Sous-Sol


L’homme est le seul être vivant à faire la guerre et, pour vaincre l’ennemi, à utiliser les moyens les plus abjects et les plus avilissants.

Tous les matins, dépêché par les leaders de la Reconquête, le colonel se rend au centre de commandement, ancien palais de l’ex-dictateur. Tous les matins, il va travailler. Son travail est répétitif, à la manière de Sisyphe condamné à rouler inlassablement une pierre en haut d’une montagne. Son travail consiste à torturer.

Ses nuits d’insomnie sont hantées par les Hommes-poissons, fantômes de ses premières victimes de retour pour se venger en lui infligeant des supplices semblables à ceux qu’il dispense quotidiennement. Comme s’il endurait la « peine à perpétuité » d’un Prométhée devant expier éternellement sa faute, le « virtuose » du scalpel ne connaît pas le repos. Pour lui, la mort serait un soulagement, une façon de faire cesser la souffrance.

Pourquoi un homme somme toute bien ordinaire est-il amené à être aussi cruel avec ses semblables ?

C’est la guerre qui est la clé d’explication. La guerre, le colonel y a été confronté alors qu’il était « jeune trop jeune ». Dans un réflexe de survie, il tue pour la première fois. Puis vinrent les Hommes-poissons électrocutés sur injonction de l’adjudant, alors qu’il n’était qu’un simple soldat. Et c’est en obéissant aux ordres qu’on devient un exécutant déshumanisé des besognes les plus viles.

Dans le palais, le colonel côtoie le général, inactif alors que « l’offensive s’enlise », réduisant de facto le nombre de candidats au martyre, sombrant dans la folie devant la pluie qui tombe sans relâche comme une métaphore de la chute annoncée. Il affronte aussi l’ordonnance, regard silencieux et réprobateur, pensant à ceux qui l’attendent chez lui pour mettre à distance l’horreur de ce qu’il voit et la peur de devenir un bourreau, à l’image du « spécialiste » de la torture qu’il voit opérer.

Ce que le colonel exécute inlassablement, l’autrice l’évoque à peine, laissant le lecteur imaginer ce qui se passe dans les sous-sols du palais.

De même, elle ne nomme ni les personnages, réduits à leurs grades, ni l’époque, ni le lieu. Pourtant, c’est en Amérique latine, dans un roman de Gabriel García Márquez, que j’ai eu l’impression d’être transportée, une Amérique latine qui a inventé en littérature le réalisme magique.

Roman sur l’absurdité de la guerre que les hommes font sans tenir compte des leçons du passé, répétant sans répit les mêmes erreurs, « Le Colonel qui dort » est un huis clos oppressant et glaçant plongé dans un décor où tout est gris et flou pour mieux souligner l’impression de désespoir.

On ressort de cette lecture secoué par la force du propos. Même si on peut avoir une impression de déjà-lu.

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