Critique – Le sillon – Valérie Manteau – Le Tripode

Critique – Le sillon – Valérie Manteau – Le Tripode


En 2015, juste après les attentats de janvier, l’auteure retourne à Istanbul où l’attend son « amant turc » avec lequel la relation se délite.

J’avoue avoir eu du mal au départ à adhérer à la démarche de Valérie Manteau qui semble hésiter entre l’autofiction (avec une mise en scène d’elle-même « autoflagellatrice »), le reportage et le manifeste politique.

Il est vrai qu’une phrase lue à la page 20 a eu le don de m’agacer : « Sérieusement, que représente encore la France dans le monde d’aujourd’hui. Les droits de l’homme ? On est en pleine décadence, lobotomisés par la télé, la peur, le kitsch partout tout le temps, on est un pays mort de chez mort du point de vue culturel et politique, et il y a encore des gens qui regardent de notre côté pour savoir d’où pourrait venir une grande et belle voix humaniste ? ». Une indignation que ne renierait pas une jeune fille défaitiste et révoltée en pleine crise d’adolescence.

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Quand elle nous entraîne dans ses déambulations dans les rues d’Istanbul, l’ambiance change. Elle évoque alors ses rencontres avec ceux qui résistent au régime répressif d’Erdogan en dessinant, en écrivant, en parlant, en buvant de l’alcool, en pratiquant une forme d’humour désabusé qui est l’apanage des désespérés, en faisant la fête… Tout ce que les islamo-xénophobes réprouvent !

Elle fait revivre aussi la figure attachante d’Hrant Dink dont le journal bilingue (arménien et turc) « Agos », qui signifie le sillon, prônait une tolérance voltairienne et une analyse tout en sagesse de la problématique arménienne en refusant toute tentative d’instrumentalisation. « Hrant renvoie dos à dos ceux qui veulent faire reconnaître le génocide depuis l’étranger, et ceux qui le nient en Turquie » peut-on lire sous la plume de Valérie Manteau. Il fut assassiné par un jeune nationaliste en 2007. A son enterrement, la foule scanda : « Nous sommes tous arméniens ».

Refusant les facilités, l’auteure dénonce non seulement la Turquie d’Erdogan mais aussi la position de l’Union européenne qui a monnayé « des visas contre des réfugiés ».

Elle confie aussi que la Cour européenne des droits de l’homme, devant laquelle Hrant déposa un recours, l’appelle en utilisant son « prénom turquifié », Firat. Une manière de nier son identité arménienne qui n’a rien à envier aux agissements d’Ankara. Un comble !

Enfin, elle termine son propos par un extrait de « La nuit je mens » de Bashung : « j’ai dans les bottes des montagnes de questions, où subsiste encore ton écho ». Surréaliste comme la situation en Turquie ? Cinquante ans plus tôt, René Char écrivait dans « Feuillets d’Hypnos » : « notre héritage n’est précédé d’aucun testament ».

EXTRAITS

  • Heureusement que ce pays est capable d’avoir un peu de mémoire sinon on serait quoi, la boîte de nuit du Proche-Orient et c’est tout ?
  • Agos, c’est Le Sillon. C’était un mot partagé par les Turcs et les Arméniens ; en tous cas par les paysans, à l’époque où ils cohabitaient.
  • Peu après, en France, Charlie Hebdo republiait les caricatures danoises de Mahomet. Jacques Chirac, alors président de la République, condamna officiellement « toutes les provocations manifestes, susceptibles d’attiser dangereusement les passions »…
  • « Le seul moyen d’affronter un monde sans liberté est de devenir si absolument libre qu’on fasse de sa propre existence un acte de révolte », Albert Camus.
  • Les contes turcs commencent par la formule « il fut, il ne fut pas » ; ça donne une idée du bouillon d’insécurité dans lequel baignent les rêves dans ce pays.
  • Elif Safak n’a décidément pas tort quand elle dit que c’est à son goût pour l’alcool que la Turquie doit son semblant de démocratie.
  • Elle commence par ce vœu, « Je vais me défendre comme si le droit existait encore ». (dixit Asli Erdogan)
  • Entre 1913 et 1923, nous avons perdu quatre peuples : Arméniens, Grecs, Syriaques et Juifs.
  • Meurs et nous t’aimerons, dit un adage populaire arménien.

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