
Critique – Mauvais élève – Philippe Vilain – Robert Laffont
Lorsqu’on parcourt les critiques du dernier livre de Philippe Vilain, on ne peut que déplorer qu’elles se focalisent sur la relation entre celui-ci et Annie Ernaux.
Or, « Mauvais élève » est bien plus que la relation d’une histoire d’amour entre une écrivaine célèbre et un homme de près de trente ans son cadet.
Même s’il refuse ce qualificatif, l’auteur est un transfuge de classe.
Il a grandi au cœur des grands ensembles de villes de l’Eure.
Fils unique d’un homme alcoolique, et néanmoins attachant, et d’une mère courageuse qui s’occupe peu de son éducation, il est « un cancre irréductible » et pense qu’il va suivre, dans une sorte de « fatalité sociale », le schéma familial : devenir secrétaire comme ses parents.
Pourtant, Philippe sent que cet avenir tout tracé n’est pas pour lui. Angoissé dès qu’il franchit le portail du lycée technique de Vernon, il rêve d’une autre vie.
À partir de son expérience personnelle, l’auteur théorise, dans la lignée des travaux de Pierre Bourdieu et consorts, la violence de la reproduction dans la construction des individus.
Sauf qu’il est l’exception qui confirmerait en quelque sort la règle.
Avec une grande intelligence, il ausculte tout ce qui le différencie de son milieu : la honte des comportements propres à la classe des ouvriers et des petits employés (manières de manger, de s’exprimer…) ; celle des vêtements bas de gamme dont il tente de se débarrasser en volant dans les magasins ; le sentiment d’injustice…
Quelles sont les raisons qui expliquent que, titulaire d’un BEP qui lui permettrait d’entrer dans la vie active, il décrochera un doctorat en lettres modernes en 2001 ?
Brevet en poche, le Normand décide de s’inscrire en bac pro pour se donner le temps de réfléchir à son avenir.
Et c’est la révélation : il se passionne pour la littérature et la philosophie qui répondent à son « goût pour l’introspection ».
Celui qui écrit en incipit « lire m’ennuyait » devient un bibliovore compulsif.
« Romans d’analyse », « textes pensifs », essais plus ou moins ardus, tout y passe. Même s’il ne saisit pas toutes les subtilités de ses lectures, il admire la capacité de certains auteurs « à déployer un discours d’abstraction complexe pour évoquer des questions aussi ordinaires que les paradoxes de l’existence ».
Ce qu’il recherche dans les livres, ce sont des outils pour mieux se connaître.
Cette ode à la lecture est l’une des dimensions les plus intéressantes de « Mauvais élève ». Tous les papivores se retrouveront dans cet éloge. Car, pour Philippe Vilain, la littérature l’a bien sauvé, lui qui n’avait jamais ouvert un roman avant sa majorité. Elle lui a permis « de vaincre la fatalité sociale ».
Le déclic de cette prise de conscience le conduira tout naturellement à s’inscrire à la faculté de lettres de Rouen tout en écrivant.
C’est au cours de ses études qu’il lit « La Place » d’Annie Ernaux. Il découvre un texte « magistral, simple et profond, universel » et émouvant par la ressemblance entre son propre parcours et celui de l’écrivaine. Il est tellement troublé par cette lecture qu’il écrit à l’autrice. Une correspondance s’engage avant une rencontre, un soir d’octobre 1993, au Café de Flore.
Ce n’est que presque au mitan du récit que la relation épistolaire se transforme en une aventure charnelle.
S’engage alors une liaison de cinq ans forcément déséquilibrée pour diverses raisons : la grande différence d’âge ; l’écart entre les statuts sociaux ; l’hétérogénéité des motivations – le désir d’un corps jeune pour elle, l’admiration pour lui – entraînant une forme de domination de l’écrivaine accomplie au mode de vie bourgeois sur l’étudiant désargenté et aux manières rustres ; et, surtout, la divergence des processus d’ascension sociale, Annie Ernaux ayant vécu dans une petite ville de la paisible campagne normande où ses parents étaient des petits commerçants et où elle fréquenta un établissement catholique, l’auteur ayant passé sa « prime jeunesse » dans une HLM, « puis dans une cité ouvrière cosmopolite ».
Ce constat étant posé, la distance entre les deux itinéraires était immense. Annie Ernaux n’avait pas subi directement la violence, la pauvreté, le chômage, l’alcoolisme, l’échec scolaire, la banqueroute qui entraîne la perte du pavillon familial pour lequel on s’était endetté jusqu’au cou…
Quand on parle de milieu modeste, il faut savoir où on place le curseur.
La discordance vient aussi de l’adoption par Annie Ernaux de tous les codes des classes supérieures, alors que Philippe Vilain n’a jamais renié ses origines, et sa réelle affection pour ses parents, qui nourrissent son travail comme son enfance et sa condition de femme ont alimenté l’autrice de « Passé simple ». La première n’hésite alors pas à traiter de « plouc » son amant et à l’ignorer quand elle le traîne « dans le monde », magnifique observatoire de la comédie humaine.
Tout en reconnaissant le rôle de formatrice exigeante et autoritaire de sa compagne, P. V. s’estime avoir été trahi par A. E., notamment dans ses textes (cf. « Fragments autour de Philippe V. », 1996 ; « L’Occupation », 2002 ; « Le Jeune homme », 2022) où elle se donne le beau rôle, lui étant réduit à « une chose sexuelle », alors que, dans leur correspondance privée, elle incarnait une amoureuse transie.
P. V. se demande alors s’il n’y a pas un hiatus entre l’écrivaine et la femme exprimant chacune une vérité différente.
Il s’interroge aussi sur le sens de l’autobiographie qui n’est peut-être « qu’une fiction qui s’ignore ». Bien qu’elle prétende « dire factuellement la vérité », elle « ment par ses omissions et sa rhétorique d’effacement ». Elle est « une fiction qui falsifie le réel pour produire une illusion du vrai ».
Dans « Mauvais élève », récit en miroir, P. V. reconnaît qu’il a volontairement omis des événements qui auraient pu blesser A. E.
Heureusement qu’il affirme avoir pris des précautions car la toute fin du texte manque singulièrement d’élégance.
A. E. vient de rompre avec P. V. Bonne décision car ce dernier commençait sérieusement à s’ennuyer.
La Prix Nobel ne va pas pour autant le « lâcher ». À l’issue d’un passage à « Bouillon de culture » pour évoquer « La Dernière année », son deuxième roman, elle appelle P. V. pour lui dire : « J’ai eu l’impression de voir un fils d’alcoolique parler. » !
Cette remarque méprisante fait écrire à P. V. qu’elle « ne vengeait pas le peuple à travers moi, elle le condamnait. »
Alors qu’il a une liaison avec une autre femme, A. E. appelle P. V. pour le revoir et lui faire part de son regret de l’avoir quitté.
« Elle confondait l’amour avec la possession » conclut l’auteur un brin vachard.
EXTRAITS
- Même en amour, j’étais un mauvais élève.
- La violence que nous avions intégrée et que nos corps répercutaient dans le monde.
- Annie, soucieuse de m’instruire, incarna la figure d’une mère intellectuelle.
- La littérature était un supplément d’amour à notre relation, comme si la vivre ne suffisait pas.
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