
Critique – Vous êtes l’amour malheureux du Führer – Jean-Noël Orengo – Grasset
Alors que les Goebbels, Göring, Himmler, Heydrich et le premier d’entre eux Hitler incarnent pour toujours le mal absolu, il y a un dignitaire nazi qui a échappé en partie à cette définition.
Il s’agit d’Albert Speer, un très proche du « chef suprême », tellement proche que l’un de ses collaborateurs lui aurait glissé qu’il était « l’amour malheureux du Führer ».
Contrairement aux principaux dignitaires nazis, il ne s’est pas suicidé et n’a pas été condamné à mort au procès de Nuremberg.
En plaidant « non coupable à titre individuel, coupable à titre collectif », en faisant savoir qu’il avait désobéi aux ordres du Führer, il sauve sa peau, n’écopant que de vingt ans de prison. Pis, il a fait croire qu’il ignorait que les Juifs avaient été exterminés de manière industrielle ! Et puis, il est tellement plus civilisé et poli que ses compagnons d’infortune…
Il réitérera ces propos dans son best-seller « Au cœur du Troisième Reich » qu’il a publié en 1969 à sa sortie de Spandau. Sollicité par les médias, il devient une star !
C’est ce point central que Jean-Noël Orengo défait, dans la lignée d’historiens sérieux qui ne se sont pas contentés des dires du mémorialiste, en remarquant à bon escient qu’un ministre de l’Armement et de la Production de guerre du Reich, poste auquel il fut nommé en février 1942 pour ses qualités d’organisateur, ne pouvait ignorer la Shoah.
Il employait en effet des travailleurs, dont des Juifs, qu’il avait esclavagisés. En se rendant dans un camp de travail, il a dû enjamber des « cadavres pourrissant à même le sol ». Il avouera avoir été hanté par cette vision qui le rendra littéralement malade, tellement malade qu’il faillit mourir.
De retour parmi les vivants, il ne changera pourtant rien aux conditions de travail des ouvriers, la primauté donnée à la guerre l’exigeant.
Mais revenons à la genèse du coup de foudre entre le guide et l’architecte, une espèce de tocade entre un politique et un artiste comme celle qui a existé entre Jules II et Michel-Ange.
Cherchant à mythifier, à coups de symboles kitchissimes, le premier congrès du NSDAP depuis son accession au pouvoir qui doit se dérouler en août 1933 à Nuremberg, Hitler fait appel à Speer dont l’ego démesuré est flatté malgré le mauvais goût assumé de ses créations. Son père, également architecte, dira, lorsqu’il lui montrera ses projets, « vous êtes devenus fous. »
L’architecte avait déjà été séduit par le guide lorsqu’il avait assisté, en décembre 1930, à un meeting où la nouvelle coqueluche de l’Allemagne avait déclaré sa flamme à l’art.
Antisémite « mondain », Speer a néanmoins du mal à comprendre l’acharnement du guide contre les Juifs, lui qui est indifférent à leur existence. Il s’agace pourtant de l’incendie en 1938 de la grande synagogue de Berlin. Tous ces débris heurtent en effet son attirance pour l’harmonie et l’ordre !
Malgré sa relation privilégiée avec Hitler, promoteur en chef des exactions antijuives, il ne se sent pas concerné ! « Il se sent innocent. Il n’est que l’architecte préféré du guide, sans plus » précise Jean-Noël Orengo.
Hormis Nuremberg, il est chargé de relooker la chancellerie du Reich. Ces travaux d’envergure lui permettent de satisfaire son appétence pour l’autorité, celle de dominer l’espace, démarche de pouvoir éminemment politique. Dans ce processus, le guide et l’architecte se complètent. L’esthétique se politise et la politique s’esthétise. Et en se drapant dans les oripeaux de l’artiste, sorte de figure éthérée supérieure au commun des mortels, Speer se dédouane de toute dérive.
Or, souligne l’auteur, « l’art est le fruit d’une ambition démesurée », il « concurrence Dieu, si jamais il existe ».
Avec le guide, la lune de miel se poursuit à coups d’invitations à déjeuner ou à dîner, de convocations aux réunions « entre quat’zieux » qui rassemblent le gratin nazi.
Au fur et à mesure que la folie tyrannique et paranoïaque s’empare d’Hitler, les liens entre les deux hommes se distendent. Speer fait des crises de jalousie à son maître dès qu’il constate des « infidélités » supposées. Il fait de la surenchère en usant de chantage.
Peu importe, l’architecture n’est plus dans l’air du temps. Tous les moyens doivent être consacrés à la guerre qui a commencé le 1er septembre 1939.
Et puis Speer commence à être dégoûté par la déliquescence physique du Führer : « son gros nez délabré », « sa peau verdâtre et boursouflé »…
Pour se dédouaner, Speer confiera qu’il a été possédé par le Führer, qu’à l’instar de Faust, il aurait signé un pacte avec le diable afin de réaliser son œuvre dans une démarche empreinte de romantisme teintée de décadentisme.
Or, Speer semble suffisamment intelligent pour ne pas avoir succombé aux « charmes » du guide. Il est avant tout un menteur, un manipulateur et entièrement responsable.
Pourtant, ils sont nombreux à s’être laissés berner. Les juges de Nuremberg en premier lieu.
Même l’historienne de la Shoah Gitta Sereny a pu, à un moment de sa fréquentation de Speer, se faire abuser par ses capacités de séduction et son charisme.
Une sensation de vertige s’empare d’elle dans la lignée de la relation entre le guide et l’architecte.
Le trouble va heureusement se dissiper. Car Speer persiste et signe : il est coupable collectivement, mais innocent individuellement.
Ce qui la dérange chez lui, c’est sa froideur et cette manière de tout ramener à sa personne, incapable de s’intéresser à ses interlocuteurs.
C’est ce même ressenti qu’a su si bien transmettre Jean-Noël Orengo avec ce récit magistral sur un homme qui a menti pour se sauver, qui a trahi, qui a craché, pour se purifier, sur celui qui lui a permis de réaliser ses ambitions architecturales, qui a écrit des mémoires tronqués, sorte d’autofiction falsifiée avant l’heure, pour se donner le beau rôle, lui qui a pu vivre jusqu’à soixante-seize ans, contrairement aux six millions de Juifs qui ne purent pas atteindre cet âge respectable et auxquels l’auteur rend hommage en creux en témoignant contre la barbarie, les négationnistes et les indifférents.
Le comportement calculateur et duplice de Speer fut peut-être encore plus blâmable que celui des racailles nazies qui furent pendues.
EXTRAITS
- Maître du décor et de l’armement, il s’est mis en scène comme témoin capital, tout à la fois spectateur et acteur.
- L’architecte […] porte désormais un uniforme. […] Cet uniforme, c’est un costume de mariage.
- À Nuremberg, il n’a pas construit un monument mais une ambition.
- Il ne faut jamais sous-estimer l’apparence infantile des dictateurs.
Vous devez être connecté pour publier un commentaire.
+ There are no comments
Add yours