Critique – L’Appel – Leila Guerriero – Rivages

Critique – L’Appel – Leila Guerriero – Rivages


« Enlevée. Torturée. Enfermée. Qu’on fait accoucher sur une table. Violée. Forcée de feindre. Enfin, la liberté. Et là, répudiée, rejetée suspecte. »

Voilà, en quelques mots, résumée une partie de la vie de Silvia Labayru qui fut, à la toute fin de l’année 1976 à Buenos Aires et sur ordre de la junte militaire au pouvoir, enfermée à l’ESMA, l’École de mécanique et de la marine de sinistre mémoire après sa transformation en centre de détention.

Elle avait vingt ans et militait au sein des Montoneros, un groupuscule péroniste d’extrême gauche favorable à l’action violente.

Un an et demi plus tard, elle est libérée et fuit à Madrid où les exilés argentins lui reprochent d’avoir survécu, le seul fait d’être en vie étant synonyme, dans leur esprit, de trahison.

Alors qu’elle ne s’était quasiment jamais exprimée publiquement sur son parcours, sauf lors des procès contre ses criminels, elle accepte de se confier à Leila Guerriero, journaliste et autrice d’ouvrages de non-fiction.

En entretenant pendant de longs mois, et en pleine épidémie de Covid, des rapports de confiance avec son « objet » d’étude, celle-ci parvient à composer le portrait d’une femme libre et forte en apparence. Ces entretiens sont complétés par des témoignages de ceux qui l’ont connue.

Sans jamais se lamenter sur son sort, Silvia se met à nu et analyse avec intelligence ce qu’elle a vécu et les conséquences de sa captivité sur elle-même et son entourage dont les souvenirs divergent parfois.

Ce constat en dit beaucoup non seulement sur les mensonges, mais aussi sur le fonctionnement de la mémoire.

Lelia Guerriero dépeint aussi une époque pour en extraire, loin de tout manichéisme, la complexité.

Si les bourreaux ont été certes des salauds, certains ont été un peu moins salauds que d’autres. Les Montoneros, eux, n’étaient pas non plus des enfants de cœur et étaient profondément misogynes. Lorsque des militantes du Montoneros évoquaient les viols dont elles avaient été victimes, leurs « maris guérilleros » se sentaient souillés dans leur honneur.

La justice, et derrière les politiques, ont mis du temps à reconnaître le caractère spécifique de ces crimes que les femmes internées ont subis. Il a fallu en effet attendre 2010 pour que les violences sexuelles soient considérées comme des délits autonomes ! À ne pas confondre avec la gégène, l’étouffement par sac plastique et autres supplices imaginés par les tortionnaires décidément très créatifs …

Quant à ses concitoyens, en particulier ceux qui ont quitté l’Argentine, le plus souvent pour l’Espagne, parce qu’ils étaient menacés, ils sont particulièrement cruels avec celle qui apparaît comme une miraculée, alors que la plupart des opposants finissaient une balle dans la tête, noyés dans le Rio de la Plata ou jetés dans la mer depuis un avion.

Pour échapper à la mort, n’aurait-elle pas dénoncé ses camarades ? Sa beauté ne l’aurait-elle pas épargnée ? Le fait que son père soit un haut gradé de l’armée de l’air et antipéroniste virulent n’aurait-il pas joué en sa faveur, toute relative soit-elle ? Plus que victime, elle aurait, selon certains, conforté le système.

Comme tous les survivants, elle s’est joué de ses geôliers en laissant croire qu’elle réagissait positivement au « processus de rééducation » ce qui lui permettait de sortir du centre pour retrouver ses proches.

Quelles que soient les réponses aux questions précédentes, forcément complexes, « l’arbitraire garantit une terreur parfaite : infinie » écrit la journaliste qui souligne que, plus de quarante ans après sa sortie de l’ESMA et malgré sa façade impassible, Silvia n’a pas effacé de sa mémoire cette expérience traumatique. Quand on lui demande où elle habite, elle répond parfois : « dans les limbes »… Elle est incapable d’écouter « Si adelita se fuera con otro » chantée par Nat King Cole que les bouchers écoutaient « pour couvrir les hurlements ».

Elle regrette aussi de raconter froidement les événements. Comme si elle narrait l’histoire d’une autre personne pour mettre une distance.

Malgré quelques répétitions et une certaine difficulté à se retrouver dans la multiplicité des protagonistes, Leila Guerriero nous offre le portrait saisissant d’une femme prise dans les soubresauts de l’histoire.

+ There are no comments

Add yours