Critique – Le Compromis de Long Island – Taffy Brodesser-Akner – Calmann-Lévy
Second roman de la journaliste Taffy Brodesser-Akner, « Le Compromis de Long Island » est une réussite totale. C’est même, selon moi, l’une des meilleures lectures de cette rentrée littéraire.
Les connaisseurs ne s’y sont pas trompés en lui décernant le Prix Page/America et le Grand prix de littérature américaine.
Avec un incipit tel que « vous voulez connaître une histoire avec une fin horrible ? », la promesse de happer le lecteur des quelque cinq cent soixante-dix pages qui vont suivre est tenue.
D’emblée, la journaliste au New York Times nous plonge dans un drame qui va affecter la famille Fletcher qu’elle va suivre sur quarante ans.
Le mercredi 12 mars 1980, Carl, le patriarche, est kidnappé alors qu’il se rendait à son usine.
Quelques jours plus tard, il est libéré moyennant une confortable rançon.
Phyllis, l’inoxydable mère du séquestré, lui assène que ce qui lui est arrivé n’a atteint que son corps, mais pas sa psyché et qu’il faut passer à autre chose, continuer comme si de rien n’était.
Cet épisode fut rabaissé à « un moment où les choses avaient mal tourné, comme l’appendicite de Bernard, ou la Shoah » (ah ! quel délice que l’humour juif).
Ce silence imposé aura des conséquences délétères sur tous les membres du clan. Même si le ver était peut-être déjà dans le fruit avant ce fâcheux événement…
- Carl, le premier concerné, qui resta sidéré et souffrit toute sa vie non seulement des sévices subis, mais surtout de l’omerta imposé. Il est tellement terrorisé qu’il pense qu’un dybbouk, espèce d’esprit malfaisant qui, dans la tradition kabbalistique, pouvait prendre possession d’un être pour lui arracher son âme, l’habite.
- Ruth, l’épouse de Carl « née tout juste quatre ans après la libération de Dachau » dans le quartier juif de Brooklyn, éduquée dans une stricte orthodoxie hostile au culte de l’argent et enceinte de leur troisième enfant au moment du rapt, dont les regrets de ne pas avoir eu l’existence dont elle rêvait eurent une influence perverse sur son caractère qu’on pourrait qualifier d’hystérique, notamment avec ses enfants et encore plus avec sa benjamine née après le drame. Lorsqu’elle est contrariée, elle n’hésite pas emprunter une « voix de psychopathe ». Le manque d’amour maternel doublé de la déchéance de leur géniteur eurent des répercussions toxiques sur la fratrie. Comme sa belle-mère, Ruth entend bien sauver les apparences, y compris physiques en exhibant un nez qui, par la grâce du bistouri, n’avait plus rien de « sémite » ! Quant aux cheveux, au lieu de partir dans tous les sens en d’interminables boucles folles, ils étaient parfaitement lisses. Bref, Ruth était le portrait craché de Phyllis ou, en le disant autrement, Carl avait épousé sa mère. Merci Docteur Freud !
- Nathan, l’aîné, est fragile, neurasthénique et sans cesse saisi d’un sentiment d’insécurité qu’il transmet allégrement à ses deux garçons. Malgré le soutien infaillible de son épouse, très religieuse, dotée d’un optimisme à toute épreuve et née dans une famille aimante.
- Bernard, surnommé Beamer au fil du temps, fut un enfant irascible, un comportement qui s’aggrava après l’événement. Sa mère eut en effet la bonne idée de le trimballer au point où la rançon, sésame pour la libération de son père, fut déposée. Cette équipée hallucinée et drolatique le marqua à tout jamais. En plus de piquer des colères homériques, il « mouillait son lit. » Devenu adulte, il se tourna vers l’écriture de scénarios peu inventifs. Il a aussi commis l’affront, contrairement à son frère Nathan, d’avoir épousé une shiksa qui est, suprême offense, d’origine allemande, la faisant passer, selon Ruth, pour responsable de la Shoah. Quand sa mère prend connaissance de cette absurdité, elle se demande si une caméra est cachée quelque part. Comme s’il s’agissait d’une farce dont elle serait la victime. Lorsque sa mère tente de le joindre pour lui annoncer le décès de sa grand-mère paternelle, il est en pleine séance sadomaso boostée par l’absorption d’une grosse quantité de drogues de toutes sortes. Ces moments de pure perversion lui donnent l’impression d’être intensément vivant et lui permettent « d’être un être humain normal et équilibré tout le reste de la semaine. » Enfin presque ! Avec ce personnage excessif, l’autrice s’en donne à cœur joie en se transformant en une authentique archéologue du genre masculin.
- Enfin, il y a Jenny, la plus prometteuse du trio dont chaque membre a un point commun : celui de vivre plus ou moins aux crochets de leur famille. Excellente en tout, elle échoue pourtant à réussir sa vie. L’animosité de sa mère et l’apathie de son père la poussent à s’éloigner de cette famille de dingues, mais son orgueil, son asociabilité et son manque de tact l’isolent. Malgré cette prise de distance et son dégoût affiché de l’argent qu’elle porte comme une croix, elle ne rechigne pas à empocher la rentre trimestrielle, fruit du travail des cols bleus de l’usine. Jusqu’à ce que le virement tarde à être versé…
En résumé, « Le Compromis de Long Island» pose la question de la survie dans un milieu obsédé en tout premier lieu par l’argent, cette « chance » inouïe qui rend la vie si facile, mais qui peut détruire et s’avérer être une malédiction (si les Fletcher avaient été fauchés, le pater familias aurait-il été enlevé ? Que nenni ! Et si l’on est pas enlevés, c’est qu’on n’est pas considérés comme assez riches pour le « mériter », ce qui peut déclencher quelques jalousies), par le sexe pour certains (suivez mon regard Mister Beamer…) et par l’identité juive, moyen de se raccrocher à ses origines enracinées en Pologne que l’aïeul Zelig, légende héroïque familiale, a fuie pour sauver sa peau, emportant avec lui le secret de fabrication du polystyrène qui fit sa fortune et celle de ses descendants et lui permit de s’offrir, comme dans un rêve américain qui aurait réussi, l’ostentatoire propriété néo-Tudor jalousée de tous ; de maintenir le lien lors des bar-mitsvah(s) et d’éprouver le sentiment d’appartenance à une communauté grâce à des voisins fort heureusement moins riches qu’eux et souvent prompts à porter des jugements moraux sur les modes de vie des résidents privilégiés de Long Island, sorte de ghetto de riches (référence aux ghettos de Juifs ?) qui fut le théâtre de « Gatsby le Magnifique » et, note l’écrivaine, « la première banlieue résidentielle américaine où la population juive dépassa les 50%. » et où les valeurs et les règles morales propres au groupe étaient brandies comme un étendard dans une stratégie de distinction du reste de la population, du vulgum pecus.
Or, quand on gratte un peu ce vernis de vertus supposées, il ne reste que l’argent, les névroses et la solitude, celle de ceux qui, comme on dit, ne savent pas poser des mots sur leurs maux.
Dans une narration parfois très crue que n’aurait pas renié le regretté Philip Roth que Taffy Brodesser-Akner dévorait très jeune sous les yeux d’une mère juive orthodoxe inconsciente du contenu sulfureux des livres de l’auteur de « Portnoy et son complexe » parce qu’ils n’arboraient pas les couvertures aux couleurs criardes de la littérature pour ados, l’autrice dézingue à tout va avec une grande finesse psychologique et un don pour la description, qu’elle soit physique ou qu’elle sonde les états d’âme.
« Le Compromis de Long Island » est une lecture réjouissante pénétrée d’un humour féroce jubilatoire et de dialogues qui font mouche pour mieux souligner l’incommunicabilité entre les personnages et leur grand solitude.
Le tour de force de Taffy Brodesser-Akner est que, malgré la charge impitoyable qu’elle leur fait subir, elle les enrobe d’une forme de tendresse.
EXTRAITS
- Pourquoi pas nous ? Pourquoi ne sommes-nous pas assez riches pour nous faire kidnapper ?
- Elle ne ressemblait pas encore à cette caricature d’amphibien avec laquelle se confondaient tant de femmes de ce coin du monde quand elles approchaient la cinquantaine. Après tout, elle n’avait qu’une petite trentaine d’années.
- Le petit garçon qu’avait été Nathan […] était moins devenu un homme à part entière qu’une collection de tics, une crise d’angoisse ambulante.
- Nous sommes des juifs qui mangent du bacon.
- C’était l’argent qui rendait ennuyeux : la fortune vous sclérosait dès la naissance.
- Mes valeurs, c’est de ne pas me faire faire de rhino. Et de ne pas me lisser les chevaux.
- Toutes les femmes ne sont pas hystériques. Mais toutes le sont potentiellement. Toutes naissent avec cette prédisposition.
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