Critique – Aurélien – Louis Aragon – Gallimard
« La première fois qu’Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide ». Cet incipit aussi surprenant que le « Longtemps, je me suis couché de bonne heure » de « Du côté de chez Swann » ou encore que le « Aujourd’hui, maman est morte » de « L’étranger » donne l’impression d’un coup de foudre inversé qui saisirait le « héros » pour devenir une obsession tout au long des quelque 700 pages du roman.
La trentaine, rentier, plutôt bien fait de sa personne, amateur d’aventures féminines sans lendemain, solitaire et taiseux malgré une vie sociale et mondaine dense, Aurélien ne s’est « jamais remis tout à fait de la guerre ». Vivant à une époque, les « années folles », qu’il ne comprend pas, il est un homme du 19ème siècle qui rejette en bloc l’art moderne et les mouvements radicaux tels que le dadaïsme, le surréalisme, le cubisme…
La première impression passée, que va-t-il découvrir chez la jeune femme mariée et débarquée de sa province pour qu’elle envahisse toute son existence ? Sa « voix de contralto chaude », son charme, son élocution lente, ses « yeux de biche », sa fraîcheur, son innocence frisant la naïveté, ses emballements, sa modernité, son mystère, son audace malgré un aspect sage, le fait qu’elle donne un sens à sa vie bien vide et indigne… Et peut-être avant tout sa ressemblance avec un masque en plâtre qui trône dans son appartement de l’Ile Saint-Louis et qui figure le visage d’une femme retrouvée noyée dans la Seine. D’abord réticente, Bérénice va céder à cette idée de l’amour. A condition qu’il soit absolu donc inatteignable par essence…
Car, comme l’écrira Aragon et le chantera Brassens, « Il n’y a pas d’amour heureux ». Autour du magnifique récit de cette passion délétère, morbide, terrifiante et illusoire qui s’interroge sur les émotions amoureuses, la confusion des sentiments et l’alchimie inexplicable d’une espèce d’adoration aliénante, le romancier-poète, à la manière balzacienne, convoque une kyrielle de protagonistes représentatifs du siècle commençant. Edmond Barbentane, le « meilleur ami » d’Aurélien et odieux manipulateur doublé d’un affairiste véreux ; Rose Melrose, la charismatique tragédienne collectionneuse d’amants plus jeunes ; le prétentieux Zamora, clone d’un Picabia jaloux de Picasso ; le sectaire Ménestrel, toujours entouré d’admirateurs, qui ressemble étrangement à André Breton…
Enfin, il y a ceux qui ont fait la guerre et qui ne peuvent pas partager leurs souffrances avec leur proches tellement elles sont indicibles et qui se retrouvent entre anciens combattants pour obtenir un peu de compréhension.
Et puis, il y a Paris, coupée en deux par un fleuve inquiétant, personnage à part entière du roman qui constitue l’arrière-plan d’une histoire que Woody Allen a certainement lue pour réaliser le délicieux « Midnight in Paris ».
« Aurélien » est à la fois beau, poétique, puissant, triste et ironique comme le vers de Lamartine : « Un seul être vous manque est tout est dépeuplé » car, si l’amour n’est qu’affliction, la vie n’est que désespoir.
EXTRAITS
- Vous changez, Bérénice, comme un paysage avec le vent… vous n’êtes pas une femme… vous êtes une foule… toutes les femmes…
- Qui a le goût de l’absolu renonce par là même à tout bonheur.
- Elle l’aime, mais elle ne veut pas être à lui.
- Leur amour, ils l’avaient tous les deux placé trop haut, ils avaient tous les deux eu trop fort l’orgueil de cet amour, pour accepter qu’il se survécût de concessions, d’oublis, au rabais.
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