Critique – Evasion – Benjamin Whitmer – Gallmeister

Critique – Evasion – Benjamin Whitmer – Gallmeister


Attention, « Evasion » est un chef-d’oeuvre de roman noir (« la quintessence du noir » écrit Pierre Lemaître, qui s’y connaît, dans la préface) aux accents philosophique dans la mesure où il s’interroge, au travers de certains de ses personnages, sur le sens de la vie.

En exergue du texte figure cette phrase de Jean Baudrillard qui résume le sens des propos de Whitmer, né dans l’Ohio, non loin de l’endroit où le génial Donald Day Pollock (« Le Diable tout le temps », « Une mort qui en vaut la peine ») vit le jour : « Les prisons sont là pour cacher que c’est le social tout entier, dans son omniprésence banale, qui est carcéral ».

A la fin des années 1960, douze détenus s’évadent d’une prison située non loin d’une petite bourgade du Colorado. Tout le monde est sur le pont pour traquer les fugitifs : les gardiens, dopés aux amphétamines et chapeautés par le terrible Jugg, le directeur de l’établissement pénitentiaire, qui poursuit les fuyards comme un chasseur le fait avec sa proie ; des journalistes en quête de scoop ; Dayton, la hors-la-loi, qui veut sauver son cousin ; et Jim le mal-aimé forcé par son père de dormir avec les poules dont le seul don est de repérer les traces, le personnage le plus attachant de ce récit mené tambour battant à coups de « tête de noeud », de « bordel de Dieu de merde », de « putain de chatte tueuse d’enfants », d’« enfoiré de suceur de bites », de « bordel de putain de merde miséricordieuse » en ou encore de « bordel de putain de chiure de poule »…

Le blizzard qui s’abat sur la région ne facilite pas la tâche des protagonistes qui donnent l’impression de se battre contre les éléments naturels.

Si la nature est violente, les hommes le sont encore plus, marqués à jamais par les guerres de Corée et du Vietnam. Des deux côtés, ça s’étripe, ça se charcute, ça s’occit. Les habitants, sommés de se barricader dans leurs maisons, ne sont pas en reste. Tous, plus ou moins bas du plafond, misérables hères, ont un point commun : ils ont perdu leurs illusions. Alors, ils peuvent tout se permettre. Et Benjamin Whitmer aussi avec son écriture au scalpel, jubilatoire et visuelle, ses personnages puissants, son regard lucide sur la nature humaine que certains pourraient appeler cynisme et son portrait d’une Amérique où la violence, les armes à feu et la prison sont les marques éternelles. Bref, un roman noir où « le Mal domine historiquement » (Jean-Patrick Manchette). L’une de mes meilleures lectures de cette année 2018.

EXTRAITS

  • Par la fenêtre, les montagnes scintillent, hirsutes et grises derrière la neige qui tombe, sous un soleil comme une lanterne qu’on abaisserait entre les pics.
  • Il aimerait que sa vie soit un truc qu’il pourrait prendre et broyer au mixeur.
  • Peut-être que la spiritualité n’est rien d’autre qu’un truc dont on est témoin et que notre esprit ne peut pas traiter à l’aide du langage. Un truc pour lequel il n’existe pas de mots. Auquel cas existe-t-il meilleur moyen que les atrocités pour pénétrer dans le royaume du spirituel ? C’est peut-être pas idiot de clouer un gars sur une croix ou de raser un village sous un tapis de bombes si c’est comme ça qu’on rencontre Dieu.
  • Rien n’est jamais simple dans cette vie, avec les négros et les femmes.
  • Mais on a toujours ses souhaits dans une main et de la merde dans l’autre, voilà ce qu’aurait dit le Vieux.
  • Leurs parents leur ont légué une ferme. C’est un joli bout de terrain, mais ni l’un ni l’autre n’a reçu l’intelligence que Dieu confia aux poteaux de clôture.
  • Il a le visage verdâtre pommelé de marques sombres, comme un avocat que vous auriez dû manger la veille.
  • Rien ne te satisfera tant que tu ne crèveras pas.
  • Elle boit trois bouteilles de vin. La première pour l’amour, la deuxième pour la haine, le troisième pour la solitude.
  • Etre père, ça signifie cacher à tes enfants à peu près tout ce qui les attend. Ils n’y survivraient pas.
  • Y a pas moyen d’avoir une seule minute de paix sans qu’un connard ne vienne vous la ruiner.
  • Ce monde n’est pas fait pour que vous vous en évadiez. Ce monde est fait pour tenir votre cœur captif le temps qu’il faut pour le broyer.
  • Il était petit avec un nez comme un chewing-gum écrasé sur une tomate cancéreuse.
  • J’ai l’impression d’avoir passé ma vie entière à rédiger une lettre de suicide.
  • Certaines tristesses n’ont pas de fond.
  • Toutes les mauvaises choses qu’il a faites en Asie ou ici, ça a été à cause des moments comme ça. C’est la colère et l’ennui qui les déclenchent.
  • Et le haït avec une telle férocité que c’en était un peu comme de l’amour, aussi.
  • Peu importe combien d’amour il y a dans le monde, cela ne suffit pour rien du tout.
  • Avec une bonne arme à feu le monde est une toile vierge offerte à l’imagination.
  • Il est comme un vieil ours que personne n’a le cœur d’abattre.
  • Il n’y a rien dans ce monde qui vaille qu’on vive pour lui, mais on le fait quand même. On n’y pense pas, on se contente d’avancer. On survit et on espère seulement qu’on pourra s’accrocher à un bout de soi-même qui vaille qu’on survive.

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