Critique – Les services compétents – Iegor Gran – P.O.L

Critique – Les services compétents – Iegor Gran – P.O.L


Ce roman aurait tout d’une vaste farce s’il ne s’appuyait pas sur des faits réels. Iegor Gran raconte en effet l’histoire de son père Andreï Siniavski, dissident soviétique.

Le petit Iegor a neuf mois lorsque que le lieutenant Ivanov annonce à Maria Siniavski que son mari a été arrêté par les « services compétents », c’est-à-dire par le KGB, après une longue traque qui a failli rendre fou les serviteurs zélés de l’ordre communiste.

Tout commence en 1959. Le dossier dont il s’agit « répond au nom administratif II-8-1959-Esprit-C », la dernière lettre correspondant au « niveau d’importance, sur une échelle allant de A (priorité absolue) à E (importance mineure) ». Il fait référence à un texte anonyme publié dans la revue française « Esprit » qui s’intitule « Le réalisme socialiste ». D’autres suivront signés Abram Tertz qui serait le nom d’un brigand juif, héros d’une chanson ukrainienne.

Iegor Gran suit l’enquête des employés du Comité pour la Sécurité de l’Etat comme s’il était « embedded » pour mieux souligner, avec une ironie mordante, la rigidité et la lenteur du service. « Le lieutenant a raison : il est inconcevable, quand on y réfléchit en prenant du recul, que les meilleurs services compétents du monde aient mis autant de temps à compléter le puzzle. S’ils avaient su que l’affaire prendrait ces proportions… À partir d’un article de rien du tout, paru en France dans la revue Esprit… Une crotte de nez…» écrit-il.

Et de stigmatiser le fonctionnement de la société soviétique avec les pénuries, le marché noir, les magouilles, l’alcoolisme patent qui permet d’oublier sa condition, la fascination de certains pour l’Occident et ses biens de consommation, la paranoïa, la répression, la censure, la délation érigée en système, la peur, les mensonges, la propagande, les avantages réservés aux orthodoxes proches du régime… La dictature oligarchique qu’est devenue l’URSS est bien éloignée de l’idéal communiste d’égalité entre les hommes et d’émancipation des classes opprimées et, alors qu’elle envoie le premier homme dans l’espace, elle est incapable de fournir à sa population les biens de première nécessité.

Ceux qui aspirent à un peu de liberté et à consommer des œuvres interdites comme le film « Huit et demi » de Fellini font preuve d’ingéniosité pour échapper à la surveillance des « services compétents ».

Six ans après le début des investigations, Andreï Siniavski est enfin arrêté. Grâce à un indic infiltré dans les milieux intellectuels. L’écrivain réfute l’accusation d’antisoviétisme.

« Comment en effet prouver qu’un texte d’invention calomnie l’ordre soviétique ?… Surtout quand le récit bascule dans le fantastique. En quoi la faculté de deviner le futur, que possède le narrateur du « Verglas », est-elle contraire à la doctrine prolétarienne ? ».

Cette difficulté à apprécier une œuvre de fiction n’empêche pas Siniavski d’écoper de sept ans de camp. « Ainsi justice a été rendue »…

Bel hommage à son père dont il est incontestablement le digne héritier avec son humour caustique, Iegor Gran a dessiné un portrait très juste de l’URSS des années 1960 que Ivanov incarne parfaitement. Il finira général !

Par certains aspects, ce roman m’a fait penser à « La plaisanterie » de Milan Kundera.

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