Critique  – Que notre joie demeure – Kevin Lambert – Le Nouvel Attila

Critique – Que notre joie demeure – Kevin Lambert – Le Nouvel Attila


Auréolé en 2023 des prix Médicis et Décembre, le troisième roman de Kevin Lambert a fait le buzz dans le monde littéraire après que Nicolas Mathieu a dénoncé le recours à une « sensitivity reader » censée traquer tout ce qui pourrait offenser les minorités.

Le Québécois se serait en fait adressé à Chloé Savoie-Bernard, une poétesse et enseignante originaire d’Haïti, pour construire le personnage de Pierre-Moïse afin de l’enrichir et d’éviter les maladresses.

Dont acte et beaucoup de bruit pour rien. D’autant plus que « Que notre joie demeure » n’a rien d’un récit politiquement correct et aseptisé.

Quoi qu’on en pense, et mon avis est plutôt mitigé après sa lecture, ce débat a fait beaucoup de bruit pour rien.

Le roman ouvre sur une longue scène qui fait penser au « Bal de têtes » qui figure dans le septième volume de « La Recherche » de Marcel Proust, auquel il est souvent fait référence tout au long du texte.

La presque septuagénaire Céline, architecte mondialement célèbre et richissime, assiste à la fête d’anniversaire de Dina, sa meilleure amie mariée à un homme d’affaires chinois lui aussi richissime.

Au cours de cette soirée, artistes, politiques et milliardaires se frôlent en contemplant une sculpture proche de la piscine et entament des conversations autour d’une flûte de champagne ou d’une ligne de coke.

Ce tableau inaugural très réussi est saisissant par l’impression d’immersion qu’il dégage et la sensation d’être derrière une caméra cachée qui filmerait dans un lent travelling la comédie des apparences.

La suite du roman est d’une construction plus classique faite de fulgurances brillantes et de phrases interminables parfois indigestes pour faire l’anatomie d’une chute, celle de Céline, « victime » d’une cabale dans l’air du temps.

En chassant les plus démunis des quartiers populaires pour y construire des résidences luxueuses et des sièges de multinationales, elle est accusée de gentrifier Montréal, prouvant que l’architecture, avec les conceptions de nos lieux de vie, est éminemment politique.

Pour coller à une forme de moraline amplifiée par les réseaux sociaux dont les protagonistes réagissent sous le coup des émotions plutôt que de réfléchir, le conseil d’administration de l’entreprise qu’elle a créée la laisse tomber, mû par un cynisme lâche.

Aurait-elle été trahie si elle avait été un homme, se demande celle qui est issue d’un milieu modeste et qui s’est construite seule dans l’adversité, donnant d’elle une image de femme cassante, tyrannique, sûre d’elle et froide.

La réalité, dont l’auteur dessine les contours flous, est évidemment plus subtile.

Céline serait en fait le bouc émissaire et le symbole d’une mondialisation de plus en plus attaquée.

Via ce personnage complexe qu’on ne parvient pas à détester, Kevin Lambert fait un état des lieux de nos sociétés néolibérales où le fossé entre les ultra-riches, avec leurs modes de vie extravagants et hors-sol, et les autres se creuse et où les minorités peinent à se faire une place au soleil.

EXTRAITS

  • Le monde avale n’importe quoi pourvu qu’on leur vende dans une bouteille en cristal.
  • Le châtiment s’inscrit dans une chaîne oubliée d’abandons et de tristesse.
  • Elle souffre de l’amour des autres pour cette personne qu’elle n’est pas.

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