Critique – V13 – Emmanuel Carrère – P.O.L

Critique – V13 – Emmanuel Carrère – P.O.L


La justice semble avoir toujours intéressé Emmanuel Carrère (je pense à « L’Adversaire » et à « D’autres vies que la mienne »). Un peu désœuvré après l’écriture de « Yoga », il offre ses services à « L’Obs » comme l’explique Grégoire Leménager dans la postface.

L’idée surgit de lui confier, aux côtés de journalistes de l’hebdomadaire, la couverture de ce que nombre d’observateurs ont qualifié de « procès du siècle », celui des attentats du 13 novembre 2015 dont le nom de code est V13.

130 morts, 350 blessés, 14 accusés, 1 800 parties civiles, 350 avocats, un dossier de 53 mètres, une durée de neuf mois, des chiffres pour désigner un événement « hors norme » qui débutera près de six ans après le massacre.

Après un « état des lieux » établi par les policiers, les gendarmes et les médecins dont certains pleuraient, effondrés de revivre cette funeste soirée, c’est au tour des victimes, blessés dans leur chair ou dans leur cœur parce qu’ils ont perdu un être aimé, de poursuivre. Au cœur de ce cortège de douleur, des personnalités fortes émergent qui toucheront l’auteur et avec lesquels il entretiendra des liens d’amitié.

Il y a Nadia et son mari Jean-François qui ont perdu leur fille Lamia. Alors que le père intervient dans les lycées pour parler du terrorisme et de la radicalisation, la mère impose le silence dans la salle d’audience en évoquant la jeunesse des assassins qui avaient le même âge que ceux qu’ils ont tués. Comme Lamia, eux aussi furent « des petits enfants qu’on tenait par la main » dit-elle.

Georges, médecin à la retraite, dont la fille Lola a été abattue au Bataclan a coécrit un livre avec Azdyne Amimour, le père d’un kamikaze parce « qu’on ne lutte pas contre la barbarie par la barbarie ».

A contrario, même s’ils sont minoritaires, d’autres sont habités par la haine. À l’instar de Patrick qui regrette que la peine de mort ait été supprimée. L’auteur s’interroge sur le grand écart entre les empathiques et ceux qui crient vengeance. « Je pense que c’est un discours trop unanime et vertueux pour être honnête » pense-t-il à propos des premiers, ajoutant au sujet de Patrick : « c’est une bonne chose qu’au moins une fois sur 250 on ait entendu sa voix morose et sans pardon ».

À tous, même à ceux qui culpabilisent d’être encore vivants, Emmanuel Carrère reconnaît du courage. « On leur voit l’âme » écrit-il joliment.

Du côté des accusés, celui sur lequel pèse les charges les plus lourdes est Salah Abdeslam, les autres membres des différents commandos qui ont sévi au Stade de France, sur les terrasses et au Bataclan s’étant fait exploser ou tuer par la BRI et le Raid.

Mutique pendant toute l’instruction et alors que les parties civiles égrènent leurs souffrances, il prendra la parole au tout début du procès en demandant « si on donnerait aussi la parole à ceux sur qui on jette des bombes en Irak et en Syrie ». Son argument rejoint celui que Jacques Vergès avait théorisé en 1987 lors du procès Barbie. L’avocat a adopté une défense dite « de rupture » consistant à mettre en parallèle les tortures pratiquées par l’officier nazi et celles commises par l’armée française en Algérie.

En frappant la France le 13 novembre 2015, les terroristes ont clairement voulu punir l’un des pays qui a largué des bombes sur l’Irak et la Syrie en faisant des victimes civiles.

La question sous-jacente est : tous les morts se valent-ils ?

Autre questionnement : qu’est-ce qui a conduit les accusés à commettre les attentats ? « Ce ne sont pas des cas sociaux » constate l’auteur, réfutant l’argument selon lequel les jihadistes seraient créés par « un système socio-économique impitoyable ». Dans « Le Jihadisme français », Hugo Micheron a interviewé une centaine de combattants de la guerre sainte pour tenter de cerner leurs motivations. C’est le Printemps arabe, sévèrement réprimé en Syrie, qui fut l’un des éléments déclencheurs de « la jihadisation de la rébellion ». Le pays muselé par Bachar al-Assad devient une terre promise où la charia pourrait être strictement appliquée. Après l’enterrement de l’Empire ottoman à l’issue de la Première Guerre mondiale, la restauration du califat est un espoir pour tous les radicalisés. Ces derniers, selon Emmanuel Carrère, ne fonctionnent pas comme la plupart des gens qui sont « dans le monde post-historique ». En effaçant leur individualité, ils sont résolument dans l’Histoire au nom de l’islam.

Autre vivier d’extrémisation : la prison.

Dans son compte rendu du procès, l’écrivain n’omet pas de relater les dysfonctionnements des services de renseignement français et belge et de réfléchir à la manière dont les crimes qualifiés de terroristes sont jugés. Quelle que soit sa réelle implication dans les attentats, Salah Abdeslam a été condamné à la réclusion criminelle à perpétuité. Alors qu’il n’a directement tué personne. Il a même affirmé qu’il ne s’est pas fait sauter « par humanité »…

En se faisant chroniqueur judiciaire, Emmanuel Carrère raconte le déroulement du procès et les actes les plus terribles qui ont été commis en cette douce soirée d’automne. Sans jugement et sans voyeurisme, il apporte aussi son regard de citoyen, celui d’un homme qui tente de comprendre, qui doute, qui est forcément subjectif et qui sortira changé de cette « expérience », comme tous ceux qui y ont participé. Une belle leçon d’humanité.

EXTRAITS

  • Parmi ceux qui sont sortis vivants, une femme a dit que le pire, pour elle, c’était cela : avoir été piétinée. D’autres disent que le pire, pour eux, est d’avoir piétiné.
  • Qu’est-ce qui est le pire ? Avoir un fils assassin ou une fille assassinée ?

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