Critique – D’ailleurs les poissons n’ont pas de pieds – Jon Kalman Stefansson

Critique – D’ailleurs les poissons n’ont pas de pieds – Jon Kalman Stefansson


Ceux qui ont aimé les pérégrinations intellectuelles et physiques du « gamin » dans la trilogie composée de « Entre ciel et terre », « La tristesse des anges » et « Le cœur de l’homme » vont très certainement apprécier la dernière mouture de l’écrivain islandais, portée par un narrateur qui s’avère être le meilleur ami du personnage principal, Ari.

Un beau jour, ce dernier quitte femme et enfants pour s’installer au Danemark. Cet éditeur de profession semble fuir cette terre où l’homme et la nature, souvent dure et hostile, sont liés. Pour le meilleur mais, le plus souvent, pour le pire.

Deux ans plus tard, son père, avec lequel les relations ont toujours été compliquées, lui envoie un colis contenant des souvenirs familiaux. Il prend illico l’avion pour retourner au pays…

Tout au long des quelque 450 pages qui composent cette fresque intimiste, le lecteur voyage à travers les époques. Celle où son grand-père Oddur prit pour épouse la fantasque Margret (cf. très belle description de leur rencontre) et pratiqua le rude métier de pêcheur, celle de son adolescence et celle de la cinquantaine.

A la fois roman d’apprentissage et de la maturité, « D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds » porte un regard très acéré sur la tyrannie de l’instantané tout en abordant les thèmes plus ou moins philosophiques des racines, de la culpabilité, de la fuite, de la trahison, de la religion comme entrave à la liberté, de la nostalgie, du temps qui passe et de l’amour qui s’éteint. Porté par une très belle écriture poétique où chaque mot et chaque phrase se dégustent comme un vin aux arômes complexes, ce quatrième opus de Stefansson est une lecture qui nous rend plus intelligent et plus sensible.

Si la littérature est, en partie, l’art de l’introspection, alors, ce roman est un très grand livre.

EXTRAITS

L’un des plus grands malheurs de l’homme n’est-il pas sa propension à oublier plutôt qu’à se souvenir, sans doute par confort, ainsi, la vie exige moins d’efforts et le quotidien est plus facile à supporter. C’est bien pour cela que nous enfouissons tant de choses, que nous les mettons de côté dans l’espoir que les jours les enterrent et qu’on les oublie.

 

Si on se fonde sur la raison, il faut être un enfant ou un simple d’esprit pour croire en l’existence de Dieu, et pourtant, peut-on trouver meilleure consolation que celle procurée par la foi ?

 

L’Islande est une terre âpre, lit-on quelque part: « à peine habitable les mauvaises années ». L’affirmation doit être juste, les montagnes colériques hébergent la mort en leur sein, le vent est impitoyable, le froid glacial et désespérant.
Une terre âpre d’où les Islandais ont par deux fois été pour ainsi dire rayés de la carte par les famines, les épidémies, les éruptions, et dont Keflavik est sans doute la zone la plus hostile.

 

La vie naît par les mots et la mort habite le silence. C’est pourquoi il nous faut continuer d’écrire, de conter, de marmonner des vers de poésie et des jurons, ainsi nous maintiendrons la faucheuse à distance, quelques instants.

 

… la nudité des vieux nous effraie, nous tenons à éviter le spectacle des corps flétris et usés, qui nous rappellent désagréablement le travail de sape du temps auquel personne n’échappe, ils nous rappellent que nous vieillissons, que nous déclinons et qu’un jour viendra où plus personne ne voudra nous voir nus, un jour viendra où nous ne pourrons plus dire, si je suis nue sous ma robe, alors tu sauras que je t’aime, parce que cela sonnerait comme une menace ou un sarcasme aux oreilles du monde.

 

La vie est incompréhensible et injuste, mais nous la vivons tout de même, incapables de faire autrement, elle est la seule chose que nous ayons avec certitude, à la fois trésor et insignifiance.

 

Nous pouvons dire des choses avec une infinie sincérité et malgré tout trahir. L’être humain est faible et les assauts répétés du quotidien ne font que lui ôter encore un peu plus de sa force en le privant de dignité face à l’existence.

 

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