Critique – Boussole – Mathias Enard
Que ceux qui jugent la littérature hexagonale trop nombriliste devraient se plonger dans le dernier roman du brillantissime Mathias Enard. Cet excellent millésime du Goncourt met en scène Franz Ritter, un musicologue autrichien.
La nuit tombe sur Vienne. Dans le lit de son appartement, l’amoureux de Liszt, Chopin, Scarlatti fils, Beethoven et Bach agonise. Ce qui ne l’empêche pas de se confier et d’évoquer ses souvenirs hantés par sa passion pour l’Orient et celle, insatisfaite, pour la belle Sarah, une universitaire spécialiste du Grand Est qui a fasciné nombre d’intellectuels, d’artistes et d’écrivains plus ou moins célèbres. De Flaubert à Stendhal en passant par Rimbaud et les musiciens adorés par Franz, cet égocentrique larmoyant parfois agaçant mais ô combien attachant et spirituel.
Dans une ambiance très « Mitteleuropa » et à l’heure où cet Orient, dont on ne sait vraiment où il commence, est bien souvent réduit à un repaire d’islamistes déchaînés, Mathias Enard fait l’éloge de l’altérité et de la porosité entre les cultures et glorifie le mélange, la mixité et la tolérance .
Nous baladant de la Turquie à la Syrie avec des haltes en Iran, l’auteur de « Zone » nous fait découvrir une civilisation d’une richesse que l’Occident, assuré de sa supériorité, se devrait de reconnaître (cf. les magnifiques pages sur Alep, Palmyre, « la fiancée du Désert »… qui résonnent funestement avec l’actualité la plus récente).
Dans une écriture « vagabonde » et somptueuse, à la fois sensuelle, poétique et non dénuée d’humour (cf. description des fouilles archéologiques), « Boussole » est un récit extrêmement bien documenté dont les références multiples n’affaiblissent pas la puissance romanesque. On en apprend par exemple beaucoup sur un aspect plutôt méconnu de l’histoire du vingtième siècle, à savoir la collusion entre le nazisme et certains pays musulmans.
Bref, « Boussole » est un » grand Goncourt et une lecture salvatrice qui nous rendrait plus intelligent et, surtout, plus magnanime. Le meilleur depuis 2012 où le lauréat fut Jérôme Ferrari avec son « Sermon sur la chute de Rome ».
EXTRAITS
- « (…) malgré tous les charmes de l’Iran, nous nous trouvions dans un pays maudit, territoire de la douleur et de la mort, où tout, jusqu’auxes moutons ; on se demande pour quelle raison Il choisit de remplacer, au moment du sacrifice, le fils d’Abraham par un bélier plutôt que par une fourmi ou une rose, coquelicots, fleurs du martyre, était rouge de sang. »
- « Dieu est le grand ennemi dcondamnant ainsi les pauvres ovins à l’hécatombe pour les siècles des siècles. »
- « (…) les archéologues furent les premiers parasites qui sautèrent sur le râble oriental. »
- « Wagner devient peut-être antisémite parce qu’il est atrocement jaloux du succès et de l’argent de Meyerbeer. »
- « Des tuberculeux et des syphilitiques, voilà l’histoire de l’art en Europe (…) »
- « Depuis « La petite Gitane » de Cervantès, les Tsiganes ont représenté en Europe une altérité de désir et de violence, un mythe de liberté et de voyage (…) »
- « Une fois de plus, on se rend compte à quel point l’Europe est une construction cosmopolite. »
- » Parfois j’ai l’impression que la nuit est tombée, que la ténèbre occidentale a envahi l’Orient des lumières (…) que la construction cosmopolite du monde ne se fait plus dans l’échange de l’amour et de la pensée mais dans celui de la violence et des objets manufacturés. »
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