Critique – Le sport des rois – C.E. Morgan – Gallimard
Violence, fureur, frénésie, force, sauvagerie… « Le sport des rois », finaliste du Pulitzer, est un roman où les passions tristes animent les principaux protagonistes, notamment ceux qui portent le patronyme de Forge.
On le lit parfois en apnée, la boule au ventre, porté par l’adrénaline des courses de chevaux qui réveillent nos instincts les plus primaires.
Dans la famille Forge, il y a le grand-père John Henry, héritier d’une longue lignée venue s’installer dans le Kentucky pour y exploiter les vastes espaces. Samuel, l’aïeul, « avait grandi sur les pentes abruptes de Virginie ». Flanqué de son esclave « que tout le monde appelait Ben bien qu’il ait été nommé Dembe par une mère dont il n’avait plus aucun souvenir », il découvre la terre qu’il avait toujours espéré trouver.
Tyrannique, John Henry élève son fils John dans le respect des ancêtres et de valeurs qui font la part belle à un darwinisme mal interprété. Le racisme, la misogynie, la pureté de l’espèce, le goût du pouvoir et de l’argent, le mépris pour les Yankees et la supériorité de l’homme blanc, « mesure de toutes choses », voilà les principales conceptions qui préoccupent le pater familias.
C’est dans un rapport d’amour-haine envers son géniteur que le garçon va se construire. Quant aux relations avec sa mère, elles sont gâtées par la neurasthénie de la très belle Lavinia, elle aussi maltraitée par le despote.
Fasciné par les chevaux, il décide, contre l’avis de son père, de se lancer dans l’élevage. Sa production devra être parfaite grâce à une sélection rigoureusement menée. Et c’est la course hippique, « sport des rois », dans laquelle ses poulains et pouliches vont s’illustrer, qui attestera la réussite de son projet.
Cette passion pour « la plus noble conquête que l’homme ait jamais faite » dixit Buffon (on pourrait ajouter après la femme comme le pensent les mâles Forge), il la transmettra à sa fille adorée Henrietta, la descendante de Samuel, cet homme « porté par une nature conquérante, une inextinguible soif d’espace ». Malgré la mainmise de son père, Henrietta va, comme John l’a fait avec John Henry, tenter de s’opposer pour conquérir sa liberté. A chaque fois qu’il tiendra des propos racistes et qu’il lui demandera de tenir son rang, elle se rebellera.
En parallèle, Allmon, né d’un père blanc et d’une mère noire, grandit dans un environnement de misère qui souligne combien les Etats-Unis sont un pays impitoyable pour ceux qui n’ont rien. Surtout s’ils sont malades comme l’est Marie, sa mère.
Il connaîtra la prison avant d’atterrir chez les Forge auréolé de son expérience de groom et d’une grande ambition.
Arrêtons-là le résumé de ce roman américain monstrueux par le déchaînement de folies, de tragédies et de sentiments exacerbés qu’il évoque : rancoeur, jalousie, culpabilité, arrogance, religiosité…
Par certains aspects, « Le sport des rois » fait penser à « Autant en emporte le vent » de Margaret Mitchell avec Henrietta dans le rôle de Scarlett. Avec une écriture à la fois poétique, crue, charnelle, sensuelle, émouvante et aux notes parfois fantastiques, C.E. Morgan nous entraîne au rythme effréné du galop dans une Amérique où les traces d’une genèse fondée sur la violence de la conquête et de l’esclavagisme sont toujours prégnantes. L’auteure décrit avec beaucoup de justesse le monde de ceux qui sont fascinés par le cheval, cet animal à la morphologie parfaite et dont le dévouement pour celui qui l’a élevé et formaté frise l’abnégation. A moins qu’il n’ait envie de remporter une course juste pour le plaisir de gagner. C’est le cas de Hellsmouth, une magnifique jument à la génétique irréprochable qui rappelle Ruffian morte sur un champ de courses, façonnée par un démiurge qui n’est pas Dieu mais se prend pour lui. Par le biais de la fiction, l’auteure américaine interroge les questions de la transmission, du pouvoir, du conditionnement et de la liberté de choisir sa vie en faisant fi de son éducation et de son milieu d’origine. Qu’on soit un humain ou un cheval (le plus bestial n’est pas celui auquel on pense), la réponse n’est pas vraiment optimiste… Dans ce processus de domination, la nature n’est pas épargnée. « Même les plus vieilles montagnes du monde » n’échappent pas à cette volonté de tout détruire. « Le sport des rois » est un grand roman.
EXTRAITS
- Elle se laissait finalement caresser par celui qui l’avait brisée, ses yeux immenses cherchant dans la terre les morceaux épars de celle qu’elle était en entrant dans ce manège.
- Pourquoi, pensait-elle, ne pouvait-on laisser les choses exister sans les déranger ?
- Personne ne vint, parce que personne ne vient jamais.
- Les morts se changent en fables pour pouvoir continuer à vivre.
- Un cheval, ce n’est rien d’autre que quatre jambes et un élan de mort.
- Elle comprit alors qu’il n’y avait pas de devoir, que des choix, et le choix était le plus lourd des fardeaux.
- Le pur-sang est une hybridation tardive, une bâtardise ? C’est pour ça qu’ils sont si forts.
- Et les chevaux sont de si beaux vestiges.
- Rien au monde ne vaut davantage que l’oubli de sa propre souffrance.
- On ne peut pas lutter contre la façon dont on a été élevé.
- Probablement que la plupart des gens ne valent pas vraiment le détour tant qu’ils ont pas été abîmés.
- Mieux vaut toucher les sommets et s’y brûler que de ne jamais les effleurer. Elle le sait, je le sais, et quiconque doté d’un peu de courage le sait aussi. Cette pouliche a plus de couilles que vous tous réunis.
- Certains sont nés pour être rois, d’autres se contentent d’être des perles brodées sur les manches du roi. C’est peut-être dans le sang.
- Si l’on fermait tous les champs de courses, (…) les chevaux continueraient quand même de faire la course les uns contre les autres dans la plaine. C’était inévitable, imparable, car leur sens de la compétition était inné. Comparés à l’ambition naturelle des animaux, les plus grands rêves des hommes n’étaient rien d’autre que des machinations malhabiles.
Vous devez être connecté(e) pour rédiger un commentaire.
+ There are no comments
Add yours