Critique – Le voyant d’Etampes – Abel Quentin – L’Observatoire

Critique – Le voyant d’Etampes – Abel Quentin – L’Observatoire


Jean Roscoff, qui n’est pas breton malgré les apparences dont il faut toujours se méfier, est un ex-professeur d’université. Pendant trente-cinq ans, il a enseigné l’histoire de la guerre froide à des étudiants « de plus en plus cons » et de moins en moins intéressés par l’affrontement entre les Etats-Unis et l’URSS.

Divorcé d’une femme avec laquelle il a des liens amicaux, il est le père d’une adorable jeune femme homosexuelle en couple avec une « woke » radicale qui ne laisse rien passer à cet homme blanc hétérosexuel et oppresseur par nature.

Il a aussi un ami, un avocat fortuné avec lequel il a connu les glorieuses années de SOS Racisme avant que l’association ne sacrifie le droit des femmes sur l’autel de l’identité dans l’affaire du foulard de Creil. Cette prise de position a provoqué la démission de Gisèle Halimi du mouvement.

Pour meubler sa retraite solitaire, Jean s’attelle à reprendre un projet entamé quelques décennies plus tôt : écrire la biographie de Robert Willow, un poète afro-américain communiste tombé dans l’oubli.

Musicien de jazz arrivé à Paris au début des années 1950 pour fuir le maccarthysme, celui-ci a fréquenté les existentialistes qui gravitaient autour de Sartre avant de s’en séparer pour s’installer à Etampes et se consacrer à la poésie. C’est dans l’Essonne qu’il perdit la vie dans un accident de voiture. La même année qu’Albert Camus, un homme que Jean admire.

Le livre bouclé, Roscoff cherche un éditeur. La tâche est compliquée par le peu d’appétence des Français pour la poésie mais il trouve le salut auprès d’un certain Paulin Michel.

Malgré la confidentialité du sujet, certains « woke » vont s’emparer du livre pour dénoncer le fait que son auteur n’ait pas suffisamment insisté sur la « qualité » de Noir de son objet d’étude. Il est taxé d’appropriation culturelle, une notion qui interdit à un « dominant » de s’emparer à son profit d’éléments relevant des civilisations des « dominés ».

Toujours au taquet quand il s’agit d’écharper ceux qui ne pensent pas comme eux, les anonymes des réseaux sociaux s’emballent et pratiquent l’injure à tour de bras. Voire plus. A contrario, des personnes pas toujours recommandables s’insurgent contre ce lynchage médiatique.

Jean Roscoff tombe de sa chaise. Il ne comprend pas ces attaques. Pour lui, Robert Willow est communiste puis anti-communiste, trompettiste, poète, américain, sartrien puis anti-sartrien. Sa « qualité » de noir ne figure pas dans son œuvre, lui qui a grandi dans un quartier assez bourgeois « où les Noirs s’efforçaient (…) de faire oublier qu’il étaient noirs. Il concède que, s’il est noir, c’est dans le regard des autres et, surtout, des existentialistes qui auraient voulu en faire un « porte-voix » de son peuple opprimé. Pour se dédouaner des accusations, il brandit son engagement au sein de SOS Racisme.

Drôle, intelligent, parfaitement construit avec un twist final réjouissant, « Le voyant d’Etampes » est le portrait sans concession d’un homme touchant baigné dans la croyance en l’universalisme et qui ne comprend par l’époque dans laquelle il vit, une époque qui juge et qui censure en agitant des concepts tels que pensée décoloniale, intersectionnalité, privilège blanc, identité… et où tout débat est exclu.

Juste une petite remarque : les chars soviétiques ont envahi Budapest non pas en 1957 mais en 1956.

EXTRAITS

  • A l’humanisme décrété de Sartre, il avait préféré la fraternité de Camus.
  • Devant l’homme cisgenre racisé, même un transsexuel blanc s’inclinait : ses propres souffrances lui paraissaient soudain dérisoires.
  • L’ouvrier languedocien payé une misère n’était plus un damné de la terre, il ne pouvait plus prétendre n’avoir rien : il jouissait du privilège blanc.

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