Critique – Les raisons de l’art – Michel Onfray – Albin Michel

Critique – Les raisons de l’art – Michel Onfray – Albin Michel


En quelque 170 pages, dont plus de la moitié consacrée à une iconographie bien choisie, le philosophe propose rien de moins que de parcourir 40 000 ans d’histoire de l’art avec, en fil rouge, le constat que l’art n’a pas pour objectif le Beau sauf pendant une période très courte. Selon lui, il « obéit à la puissance incoercible d’un élan vital ».

Pour étayer son hypothèse, il nous entraîne dans un parcours chronologique :

  • Ainsi peut-on voir dans les grottes des dessins réalisés par nos ancêtres qui sont autant de messages signifiants « de nature (…) cosmogonique, métaphysique, sacré, religieux ».
  • Avec leur statuaire pléthorique, les Grecs n’ont, avant notre ère, pas cherché à figurer le Beau mais à figer le temps dans l’éternité dans un mouvement de « nostalgie ».
  • A contrario, les Romains s’attachent à saisir le temps réel.
  • « Le Moyen Âge correspond au long temps chrétien » et donne « une chair esthétique » à Jésus. L’art chrétien, largement dominant, « propose une conception rectiligne du temps avec un passé, celui de l’Eden perdu (…), un présent, celui de la rédemption possible (…) et un futur, celui (…) du retour du Christ (…) qui sera celui du Jugement dernier ». Les morts iront alors soit au Paradis, soit en Enfer, le Purgatoire ayant été inventé au Moyen Âge.
  • Avec la Renaissance, grâce aux avancées scientifiques, le monde cesse en partie d’être pensé comme une création divine. Vient alors le temps de l’allégorie où « l’art figure le monde et cherche à saisir sa signification immanente sous des sens cachés ».
  • Puis vient l’époque profane pendant laquelle la nature domine et ce sont les Pays-Bas, à l’inverse de l’Italie, qui excellent en la matière. C’est le temps de l’immanence où l’artiste contemple « la matière pour en faire sortir sa transcendance ».
  • Suit, même si le déroulé n’est bien évidemment pas aussi linéaire, le temps de la ressemblance dont l’acmé est la photographie. La peinture ne pouvant rivaliser dans ce domaine, elle se distinguera en saisissant les effets de la lumière sur le réel. C’est le dessein des impressionnistes précédés par le génial Turner qui, dès 1840, « détruit la figure et peint la lumière » (cf. « Venise et la Salute »).

Si les pompiers continuent à peindre comme les photographes, les avant-gardes libèrent le sujet.

  • Le 20ème siècle sera marqué par « le temps idéologique » avec le nazisme et le communisme soviétique qui imposeront leurs codes esthétiques pour mieux célébrer les piliers que sont le travail, la famille et la patrie.

La Grande Guerre et son lot d’atrocités vont changer le regard des hommes sur l’histoire et l’art sera l’expression d’une forme de nihilisme. Parallèlement, des artistes (Matisse, Picasso, Vlaminck) vont s’intéresser à l’Afrique et, surtout, à ses sculptures qui sont « un réservoir de formes nouvelles qui incarnent autant d’énergies inédites pour détruire le monde vacillant ».

  • Avec l’abstraction, dans un mouvement de célébration du geste artistique, le sujet est totalement supprimé et l’énergie devient œuvre.
  • Pourquoi ne pas supprimer la trace elle-même s’est peut-être demandé Marcel Duchamp, inventeur de l’art contemporain. « Duchamp efface tout » et revient au principe de Léonord de Vinci selon lequel la peinture est une « cosa mentale », une chose mentale. Son premier ready-made est le « Porte-bouteilles ». Il date de 1914 et « fonde la vérité esthétique de l’objet voulu par son créateur » (cf. aussi « Fontaine » de 1917 qui est un urinoir posé à l’envers). Tout peut devenir œuvre d’art. Ainsi, Duchamp laissera de la poussière s ‘accumuler sur une plaque de verre que Man Ray photographiera. Son nom : « Elevage de poussière » (1920) ! Dans les années 1960, le Normand dira : « je crois que le tableau est autant fait par le regardeur que par l’artiste ».

Plus tard, « l’immatériel devient lui aussi un matériau pour l’art » qu’il s’agisse de la lumière, d’un son, d’un silence, du vent… Le summum est atteint avec l’art conceptuel qui « parachève la disparition de l’oeuvre dans certaines… œuvres qui n’existent pas autrement que dans l’intention de l’artiste. En 1968, à Coventry, Art and Language (…) estime que les conversations sur des œuvres possibles constituent l’oeuvre en question sans qu’il soit besoin d’en laisser quelque autre trace que ce soit…. ». Michel Onfray ajoute : « cette voie conduisait à la mort de l’art » ou plutôt à la mort de la relation entre l’art et le grand public ». La marchandisation que nous connaissons n’empêche pas l’émergence d’oeuvres de qualité. Mais qu’est-ce qu’une œuvre de qualité ? Aux côtés des célèbres tulipes offertes à la ville de Paris par Koons qui a masqué son intention tout à fait louable de soutenir les militants LGBTQ+ en figurant, entre autres, les couleurs de l’arc-en-ciel, symboles de leur fierté, en affirmant vouloir célébrer les victimes du terrorisme islamiste, il existe des artistes qui parviennent à équilibrer deux forces : la forme plastique et la force du message. Et de citer le Catalan Joan Fontcuberta qui « interroge l’articulation entre le réel et le virtuel, le vrai et le faux, le naturel et le culturel », des questions qui taraudent notre époque.

  • Parallèlement à la tendance duchampienne se maintient une volonté de continuer à figurer le réel. C’est « le temps iconique ». Picasso en est le plus génial représentant.

Hormis la réfléxion sur le Beau qui a davantage préoccupé les exégètes que les artistes eux-mêmes car c’est avant tout le sens qui prévaut, le message d’Onfray est clair : il faut apprendre la langue de l’art en la contextualisant pour mieux appréhender celui-ci.

Nulle place à l’émotion pure qui peut saisir le regardeur néophyte que je suis qui ne maîtrise pas tous les codes. Cette réflexion entraîne la question suivante : peut-on apprécier une œuvre d’art juste dans sa matérialité en faisant abstraction du message qu’elle porte ? On pourrait dire autrement : la connaissance de la langue de l’art est-elle une condition sine qua non pour goûter un tableau ou une sculpture ; le plaisir n’est-il pas essentiel ; l’art contemporain nécessite-t-il davantage de connaissances que ses devanciers ?

C’est finalement une vision très élitiste de l’art que nous propose paradoxalement celui qui a créé l’université populaire de Caen.

Mais avec lui, on peut regretter que l’art ne soit pas enseigné en France, creusant ainsi les discriminations culturelles.

Pour conclure, je trouve que Michel Onfray n’a fait, sauf pour l’art contemporain, que survoler son sujet. Je suis donc restée un peu sur ma faim.

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