Critique – La Désinvolture est une bien belle chose – Philippe Jaenada – Mialet-Barrault
Depuis maintenant plusieurs livres, Philippe Jaenada s’est fait une spécialité : faire revivre des faits divers, souvent reflets d’une époque, pour dénoncer une justice inique.
Cette fois-ci, celle-ci n’est pas en cause. Dans « La Désinvolture est une bien belle chose », il se penche en effet sur le suicide, une nuit de novembre 1953, de Jacqueline Harispe, surnommée Kaki. Pourquoi une jeune fille belle, intelligente et follement amoureuse de son amant américain s’est-elle donné la mort ?
C’est la question, fil rouge de cette somme de cinq cents pages, que se pose l’auteur de « La Serpe ».
Parce qu’il tourne en rond à Paris, l’auteur loue une petite voiture et se rend à Dunkerque, non loin de Malo-les-Bains où est née Pauline Debuisson. Mais ce n’est pas « l’héroïne » de « La Petite femelle » qui occupe ses pensées, c’est la figure de Kaki dont il entend parler pour la première fois en préparant « Au printemps des monstres ». Patrick Modiano s’en inspire pour « Dans le café de la jeunesse perdue » dont le titre est une référence à une phrase de Guy Debord, le père du situationnisme qui fréquenta, dès le début des années 1950, le bistrot « Chez Moineau » rue du Four, refuge pour Kaki et ses amis.
Sur une photo, extraite de « Love on the Left Bank » d’Ed van der Elsken, qu’il trouve sur internet, Philippe Jaenada les voit attablés autour d’un couscous. « Ils ne sont pas dans l’air du temps » remarque-t-il. Contrairement à la génération existentialiste dont l’une des figures de proue est Juliette Gréco, ils ont l’air fatigués, sans espoir.
En avançant dans ses recherches grâce à son ordinateur portable qui l’accompagne, l’écrivain constate que beaucoup d’entre eux sont issus de foyers dysfonctionnels, de parents qui ont collaboré, comme le père de Kaki, ou ont été exterminés parce qu’ils étaient Juifs.
Leur quotidien fait d’alcool, de drogue et de sexe est interrompu par de courts séjours en prison ou dans ce qui ressemble à des maisons de correction.
« La Désinvolture est une bien belle chose » fait ainsi le portrait d’une génération sacrifiée, encore marquée par la guerre, née avant elle, mais trop jeune pour avoir combattu, renforçant cette impression d’être inutile et ce comportement nihiliste. Presque punk avant l’heure !
Au-delà de l’anatomie d’une cohorte dans la France des années 1950, le récit de Philippe Jaenada, et c’est ce qui fait son sel, propose un voyage parallèle et très actuel cette fois.
Alors qu’il nourrit son prochain livre, l’écrivain redresseur de torts fait en effet le tour de la France « par les bords ». Tout commence à Veules-les-Roses, charmante station balnéaire normande où il a passé autrefois de bons moments avec Anne-Catherine sa compagne.
Le périple, guidé par la douce voix du GPS Gladys, l’emmène ensuite de Cherbourg à, de nouveau, Dunkerque, en passant par Saint-Nazaire, Hendaye, la Grande-Motte, Menton, Maubeuge…
Ce grand amateur de bistrots et de whisky s’arrête dans les bars où il prend le pouls d’un pays qui, vu de Paris, serait fracturé. « Contrairement à ce que laissent entendre les chaînes infos […], je n’ai pas vu la France à feu et à sang » constate-t-il, ajoutant « sauf chez les complotistes demeurés de La Grande-Motte ».
La fréquentation assidue des troquets reflète peut-être aussi son envie de retrouver les descendants des Moineaux. Et où qu’il aille, il est confronté à des coïncidences qui donnent lieu à des retours en arrière et à des divagations qui soulignent la pertinence de l’adage populaire « le monde est petit ». On croise ainsi Georges Arnaud, « héros » de « La Serpe ».
Ce circuit au cœur de la France, rapidement taxée de périphérique, donne lieu à des observations toujours justes et à des digressions personnelles parfois très drôles qui sont désormais la marque de fabrique de l’auteur de Sulak.
Une scène que Jean-Marie Gourio aurait certainement glissée dans ses « Brèves de comptoir » : au « Centre » à Saint-Nazaire, une « drôle de ville », un homme surgit pour annoncer que David s’était « éventré avec un pied de parasol » (sic). Deux types, style pêcheurs désabusés, lui posent la question suivante : « Comment il a fait ça ? » au lieu de s’inquiéter de son état et de compatir !
Malgré quelques longueurs, dont il est si conscient qu’on lui pardonne, Philippe Jaenada offre ainsi une peinture savoureuse de l’hexagone, jamais méchante et souvent tendre comme il l’est avec Kaki et ses comparses.
EXTRAIT
– La vie est une gigantesque toile de coïncidences troublantes.
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