Critique – Les Racines du ciel – Romain Gary – Gallimard

Critique – Les Racines du ciel – Romain Gary – Gallimard


Que de modernité et de prescience dans ce roman écologique avant l’heure édité en 1956 et auréolé du prix Goncourt !

Nous sommes au Tchad, alors dans le giron de l’Afrique-Équatoriale française, dans les années 1950, quelques années avant l’indépendance du pays.

Un certain Morel fait partie de toutes les conversations.

Ce Français se bat aux sens propre et figuré pour la protection des éléphants convoités par les Blancs pour leurs défenses et par les Noirs pour leur chair. Le plus grand mammifère terrestre est aussi la victime du déboisement, conséquence de l’extension des terres cultivées. « Le progrès, quoi ! » résume Morel.

Trois camps s’affrontent autour de cet homme qu’on pourrait qualifier aujourd’hui d’écoterroriste : ceux qui le soutiennent inconditionnellement fascinés par son obsession pour la préservation de la nature ; ceux qui veulent le neutraliser ; ceux qui veulent l’utiliser pour servir leur cause.

  • Parmi le premier, on trouve Minna (c’est le même prénom, avec un « n » en plus, que celui de la mère de Romain Gary), l’un des personnages les plus attachants des « Racines du ciel ». Cette Berlinoise orpheline à seize ans est hébergée par un oncle qui abuse d’elle. Lorsque la capitale du Troisième Reich fut prise par les Russes, elle subit aussi les assauts de ces derniers. Arrivée en Afrique par hasard, elle se transforme en hôtesse dans un bouge tenu par des individus louches avant de rejoindre Morel. Celle « sur laquelle les hommes s’étaient jetés sans même desserrer leurs ceinturons » est peut-être la seule à le comprendre. Il y a aussi un Américain considéré comme un traître par son pays et un naturaliste danois.

    Et il y a enfin l’opinion publique occidentale, informée de l’activisme de Morel, qui le soutient dans son combat.

  • Le deuxième rassemble les représentants de la France censés faire régner l’ordre dans une contrée de plus en plus agitée, les chasseurs qui tuent pour le plaisir, ceux qui font commerce d’ivoire et ceux qui approvisionnent les zoos.

    Quant aux populations locales, surtout les plus âgées, elles constatent : « vos éléphants, c’est encore une idée d’Européen repu. C’est une idée de bourgeois rassasié ».

  • Le troisième est incarné par Waïtari. Ce nationaliste formé à Paris entend libérer son pays du joug colonial et des traditions qui le paralysent pour le faire entrer dans la modernité. Il pense manipuler Morel en faisant du massacre des éléphants le symbole de l’exploitation de l’Afrique par les Blancs.

Tous ces protagonistes ont donc leur avis sur Morel : un « farfelu », un « illuminé », un « naïf », un « bandit d’honneur », un « misanthrope », un « agent du Kominform » alors que les hommes sont les jouets de la guerre froide et d’une colonisation de plus en plus contestée.

Morel est en fait le produit de sa captivité en Allemagne lorsqu’un camarade lui suggéra, pour oublier sa claustration, de penser « aux troupeaux d’éléphants en liberté ». Il y a aussi l’histoire des hannetons sur le dos que lui et ses compagnons de détention remirent d’aplomb pour les sauver d’une mort certaine. Un garde s’ingénia à écraser les insectes pour effacer le geste digne des prisonniers…

Sorti de l’épreuve du camp de concentration, il s’emploie à défendre une marge d’humanité au-delà du « rendement utilitaire » et de « l’efficacité tangible ». Animaux, hommes, le combat est le même.

Avec ce portrait poignant d’un homme pur sur fond de bouleversements géopolitiques, « Les Racines du ciel » fait partie de ces romans touchés par la grâce.

EXTRAITS

  • Il y a là une dimension de vie à sauver.
  • La colonisation s’est faite en partie sur les cadavres des éléphants.
  • Les enchères sont ouvertes pour se disputer l’âme africaine.
  • Ces géants malhabiles pour lesquels il ne semblait plus y avoir de place dans le monde qui s’annonçait.
  • Un homme qui croyait à quelque chose de propre.
  • L’homme lui-même allait finir par devenir un luxe inutile.
  • Là où il y a les éléphants, il y a la liberté…

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