Critique – Arbre de l’oubli – Nancy Huston – Actes Sud
« Il ne s’agit plus de dire, mon maître. Il ne s’agit plus que de hurler ». Cette citation de Romain Gary, on peut la lire en exergue du dernier opus de Nancy Huston, un roman aux allures de saga familiale à la chronologie bousculée. Elle donne le la du récit qui se déroule sur plus de soixante-dix ans.
Le premier chapitre s’ouvre en 2016 à Ouagadougou, capitale du Burkina Faso. On y rencontre Shayna comme sidérée par cette Afrique qui assaille ses sens. Elle est flanquée d’Hervé que l’on suppose être son amoureux. On la devine originaire des Etats-Unis quand elle se dit : « Aux USA (…), peu de gens sont capables de concevoir une pauvreté pareille ».
Le second chapitre nous entraîne en 1945 dans le Bronx. Un garçon de 5 ans est réveillé par les gémissements de sa mère. Il s’appelle Joel Rabenstein et il apprend ce jour-là qu’une partie de sa famille a péri dans les camps de la mort. En souvenir des défunts, il devra pratiquer rigoureusement la religion juive alors que ses parents étaient jusque-là adeptes de la formule « Il y a un seul Dieu et nous n’y croyons pas ».
Quelques années plus tard, Lili Rose voit le jour dans le New Hampshire dans une famille protestante.
Malgré leurs différences, Joel et Lily Rose s’aiment, se marient et ont recours à une GPA. De ce contrat naîtra une petite fille qu’ils baptisent Shayna, un prénom qui évoque la honte (shame) mais qui « vient de sheyn » signifiant joli en yiddish. Pour l’enfant, qui vénère son père, c’est le début d’une longue quête de son identité qu’elle pense trouver du côté de sa mère biologique, américaine d’origine malienne. Renouer avec ses racines suppose de rejeter avec colère ce qui l’a constituée jusqu’alors, de faire table rase du passé pour se construire et se projeter dans l’avenir.
Elle affirme : « je dois trouver le moyen de mettre un peu d’ordre dans le foutoir de mon identité ».
Au-delà de la problématique de l’identité qui taraude Shayna, née d’une métisse élevée dans un foyer judéo-chrétien, Nancy Huston s’intéresse au déterminisme social et familial, à la parentalité, aux interdits religieux, au postcolonialisme, à l’intolérance vis-à-vis des différences, à l’incompréhension entre les sexes, au poids de l’enfance, à la condition de la femme soumise au modèle patriarcal, une servitude qui autorise tous les stéréotypes et toutes les atteintes à son corps et à son esprit.
Ces interrogations sont brillamment incarnées par les personnages très attachants et un brin névrosés de ce récit tragi-comique à la construction maîtrisée. J’ai un petit faible pour Lili Rose qui consacre son travail universitaire aux femmes écrivaines telles que Sylvia Plath, Virginia Woolf ou encore Simone Weil qui auraient été agressées sexuellement dans leur jeunesse… La souillure serait-elle la condition de la purification par l’écriture ?
EXTRAITS
- Il comprend pourquoi les femmes ont été si souvent jugées impures et assimilées à la mort, au mal, à la bassesse et à l’animalité : parce que si rien ne venait vous en détourner, on aurait juste envie de les sauter à tout bout de champ.
- Dieu n’existe pas en dehors des cerveaux humains. Il est essentiellement la projection de nos propres défauts. Nous l’avons fait à notre image : colérique et égoïste, irritable et incohérent.
- Réduire mon passé en miettes et bricoler une œuvre d’art à partir des ruines.
- Les Big Mac et le Coca-Cola sont notre Eucharistie moderne.
- Le suicide (…) est toujours le meurtre d’un soi par un autre.
- A peu d’exceptions près, les graines de l’autodestruction germent dans l’enfance.
- Je ne suis pas une jument de CCNY destinée à être inséminée par un étalon galopant de Columbia pour engendrer des chevaux de course pseudo-juifs.
- Si Jenka était contente, elle perdrait son statut de mère juive.
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