Critique – Les fantômes du vieux pays – Nathan Hill – Gallimard

Critique – Les fantômes du vieux pays – Nathan Hill – Gallimard


Attention, ce roman de plus de 700 pages est un monstre au sens de démesuré voire d’excessif. Mais il tellement bluffant qu’il imprime longtemps l’esprit. L’auteur, qui signe là son premier roman, avoue y avoir travaillé pendant dix ans.

Chicago en 2011. Une femme d’une soixantaine d’années prénommée Faye lance des cailloux sur le gouverneur Packer, clone de Trump, alors en campagne pour l’élection présidentielle. Les médias s’emparent de cet incident qui aurait pu rester à l’état de fait divers si la « victime » n’avait pas été aussi célèbre. Ils fouillent dans le passé de la criminelle et découvrent qu’elle fut dans sa jeunesse une hippie extrémiste accusée de prostitution.

L’éditeur de Samuel, le fils de Faye, exige de son protégé qu’il écrive un livre sur sa mère. Cela fait des années que le jeune homme, professeur d’introduction à la littérature, doit livrer un roman pour lequel il avait reçu un confortable à-valoir. Au lieu d’écrire, Samuel consacre plus de quarante heures par semaine à « Elfscape », un jeu en ligne. Pour oublier que sa mère l’a abandonné ainsi que son père alors qu’il n’était qu’un enfant, du genre pleurnichard ?

Pour comprendre le geste de sa mère, il se plonge dans le passé de cette dernière. Et nous voilà embarqués en 1968, toujours à Chicago. Martin Luther King a été assassiné le 4 avril. Aux émeutes des ghettos afro-américains succèdent des manifestations étudiantes sévèrement réprimées par la police.

Aux deux personnages principaux, Faye et Samuel, se greffe une multitude de portraits croqués souvent avec humour  : Laura, l’étudiante superficielle et d’une bêtise crasse qui ne comprend pas pourquoi on lui demande d’analyser l’œuvre de Shakespeare sous prétexte que ce ne serait pas utile pour sa future carrière de marketeuse ; Pwnage, le geek, qui ne trouve de raisons de vivre que dans les jeux vidéo dont on apprend avec effroi les effets néfastes sur la santé ; le juge Charlie Brown à la vengeance chevillée au corps ; la gracieuse Bethany, violoniste accomplie, dont Samuel est fou amoureux ; Bishop, le jumeau de Bethany, qui paiera tout sa vie une blessure d’enfance ; le grand-père norvégien de Samuel qui vit dans la nostalgie de son pays ; Sebastian, un individu essentiel à la compréhension du roman… On rencontre même Allen Ginsberg, l’un des fondateurs de la Beat Generation, dont les positions pacifistes alimentent les discours des années 1960.

Bref, « Les fantômes du vieux pays » est une vaste fresque romanesque qui reconstitue la vie de ses personnages à la manière d’un puzzle en leur faisant endosser les travers de la société américaine : le cynisme et l’appât du gain du milieu de l’édition dont l’un des représentants se définit comme un « créateur de valeur » ; le sensationnalisme des médias qui déforment la réalité en toute impunité ; l’idéalisme béat dont celui d’Occupy Wall Street dont l’auteur dit qu’ils se révoltent contre des choses, en l’occurrence le capitalisme financier, qu’ils ne comprennent pas comme si les ancêtres hominidés avaient manifesté contre la sécheresse ; la malbouffe ; le puritanisme hypocrite…

Tout le monde en prend pour son grade !

Ce roman est aussi et surtout l’histoire d’une relation entre une mère et son fils qui pose la question suivante : peut-on faite table rase du passé et recommencer une autre vie en lui donnant un autre sens, une autre direction ?

C’est brillant, intelligent. Un vrai coup de cœur.

EXTRAITS

  • Voilà comment sa mère les avait quittés, décida Samuel. Voilà de quelle manière elle était partie – imperceptiblement, lentement, bribe par bribe.
  • Cette fois, c’est presque trop. Comment peut-on condenser autant de détails hallucinants dans un seul gros titre ? UNE HIPPIE EXTREMISTE, PROSTITUEE ET ENSEIGNANTE CREVE LES YEUX DU GOUVERNEUR PACKER LORS D’UNE VIOLENTE AGRESSION !
  • Le livre, c’est juste l’emballage, le contenant.
  • Romancier, décida-t-il, il serait aimé.
  • Les choses que tu aimes le plus sont celles qui un jour te feront le plus de mal.
  • Qu’est-ce qui est vérité ? Qu’est-ce qui est mensonge ? Au cas où tu n’aurais pas remarqué, le monde a à peu près abandonné le concept des Lumières selon lequel la vérité se construit sur l’observation du réel. La réalité est trop complexe et trop effrayante pour ça. C’est beaucoup plus facile d’ignorer tous les faits qui ne vont pas dans le sens de nos idées préconçues et de ne voir que ceux qui les confirment.
  • L’idéalisme est le pire des fardeaux. Tout ce que tu feras après te semblera toujours fade. Tu seras toujours hanté, tu deviendras inévitablement l’être cynique que tout le monde veut que tu sois. Laisse tomber maintenant, les grandes idées, les bonnes décisions. Ainsi, tu n’auras rien à regretter plus tard.
  • A la fin, il faut toujours payer ses dettes.

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