
Critique – L’Inventaire des rêves – Chimamanda Ngozi Adichie – Gallimard
Plus de dix ans après « Americanah », Chimamanda Ngozi Adichie renoue avec le roman en signant « L’Inventaire des rêves », récit choral dans lequel s’entrelacent les destins de quatre femmes et que l’autrice dédie à sa mère récemment disparue.
Elle déroule son roman quand le Covid commence à se diffuser dans le monde, épisode qui révèle les pires travers humains.
– La première à ouvrir le bal est Chiamaka. Née dans une famille aisée, elle quitte le Nigeria pour étudier aux États-Unis.
Célibataire, sans enfants, indépendante, elle parcourt le monde et décrit dans des articles ses expériences de Nigériane globe-trotteuse.
Quadragénaire sans attaches, elle liste (d’où le titre « L’Inventaire des rêves ») ses relations masculines passées en regrettant de ne pas avoir rencontré le véritable amour qu’elle idéalise tellement qu’elle ne pourra jamais le rencontrer.
Sa situation de femme libre n’a bien évidemment pas l’heur de plaire à sa famille restée au Nigeria qui attend d’elle qu’elle contracte mariage, de préférence avec un homme de la même ethnie et de la même religion, et qu’elle donne naissance à des enfants.
Son aisance financière lui permet de s’offrir une jolie maison dans le Maryland et les services d’une cuisinière qui n’est autre que Kadiatou, l’un des quatre personnages du quatuor dont la figure a été inspirée de Nafissatou Diallo.
– Née en Guinée dans une famille très modeste d’origine peule, elle est très tôt orpheline d’un père mort dans un éboulement de la mine d’or pour laquelle il trimait. Elle comble cette perte en s’attachant démesurément à sa sœur aînée Binta qui rêve d’être scolarisée pour apprendre le français et gagner de l’argent en traduisant des lettres du français au peul. Après le décès de sa presque jumelle, elle affirme vouloir « devenir quelqu’un » pour « apporter la gloire » à sa mère, objectif assigné à Binta.
Faute de gloire, elle écopera d’un mari imposé dont le penchant pour la bouteille apporterait la malédiction.
Après deux grossesses infructueuses, elle donne enfin naissance à une petite fille qu’elle prénomme bien évidemment Binta.
Amadou, son amour de jeunesse, revient des États-Unis pour la chercher.
C’est ainsi qu’elle commence à cuisiner pour la généreuse Chiamaka et qu’elle tombe amoureuse du pays qui lui a offert un visa, se contentant de ce qu’on lui propose.
Car les pauvres n’ont pas de désirs qui les dépasseraient. À la question : « Kadi, quel est votre rêve? », elle « songea que seuls les gens oisifs étaient capables de se poser ce genre de question. »
À la réflexion, elle avoue une envie : ouvrir un restaurant. La charitable Zikora propose de l’aider dans son projet.
Sauf qu’en faisant le ménage dans un hôtel de luxe de Washington, elle croise un prédateur sexuel qui la violera. Celui-ci est, en tant que patron des Multilateral Nations, l’un des hommes les plus puissants de la planète.
Le terrible engrenage médiatique et de la justice s’enclenche…
– Zikora, la meilleure amie de Chiamaka, vient enfin de mettre au monde son premier enfant dans d’atroces souffrances.
« Ressaisis-toi » ne cesse de lui répéter sa mère en igbo, l’une des langues officielles du Nigeria, adepte de l’injonction biblique « Tu enfanteras dans la douleur. » La parturiente ne ressent rien pour ce petit garçon qui vient de naître démentant le soi-disant instinct maternel.
Depuis toujours, Zikora rêvait pourtant d’avoir « un emploi lucratif et prestigieux », « un mariage catholique flamboyant » et « deux enfants ». Grâce à la puissance des sites de rencontre, les hommes défilent mais les liaisons ne se concrétisent pas. Jusqu’au jour où elle rencontre Kwame qui prend la tangente lorsqu’elle lui annonce sa grossesse. Après sa fuite, elle n’a de cesse de le retrouver.
– Omelogor est la cousine bien-aimée de Chiamaka. Banquière ambitieuse et accomplie à Abuja où elle n’hésite pas à trafiquer pour le compte de son patron, de chefs d’entreprise véreux, de politiciens corrompus et pour le sien propre, elle part aux States pour étudier et purifier la vie de ses fautes.
En explorant la pornographie, spécialité d’un master culturel, « elle voulait découvrir comment cette industrie était construite afin d’apprendre à déconstruire son influence » ajoute sa parente.
Elle lance un site internet intitulé « For Men Only » où elle s’adresse aux hommes afin qu’ils comprennent mieux les désirs parfois si mystérieux des femmes et, surtout, qu’ils cessent de les maltraiter.
Elle est très attachée à ses racines nigérianes et affirme ne pas supporter « que les Africains haïssent ce qui est africain ».
Aux États-Unis, elle ne trouve pas la « régénération » qu’elle cherchait. Elle est affligée par le « wokisme » radical et totalitaire de l’université qui fait d’elle une « personne multiraciale », victime éternelle du mâle blanc dominant, et consternée par le sentiment de supériorité des Étatsuniens,
Avec une grande justesse et sans manichéisme, Chimamanda Ngozi Adichie, via ces quatre portraits, nous raconte la diaspora africaine, « l’afro-américanité », l’exil et le retour au pays en soulignant les différences culturelles entre le Nigeria et les États-Unis, mais aussi leur point commun, à savoir le culte de l’argent.
Tantôt avec humour, tantôt avec gravité, sans être pesante ni didactique, elle analyse, des deux côtés de l’Atlantique, le statut de ses héroïnes qui subissent une double peine : être femme et être noire. Pourtant, comme elle le souligne judicieusement, une femme noire éduquée et riche a plus de point commun avec un homme blanc du même milieu qu’avec un homme noir pauvre.
Elle interroge aussi avec pertinence les processus d’instrumentalisation de la condition des femmes noires à des fins commerciales et idéologiques.
(un exemple : Chiamaka rêve d’écrire un livre et est enfin contactée par une maison d’édition. Elle propose de l’intituler « Les aventures non aventureuses d’une Africaine ». L’éditrice lui soumet le titre « Femme noire en transit ». L’écrivaine en herbe s’aperçoit du décalage entre ce qu’elle souhaite exprimer dans son livre et la volonté de l’éditrice. Une Noire se doit s’exprimer la condition de son « peuple » et non la légèreté d’une femme nantie, bien éloignée des stéréotypes qu’on lui colle, qui découvre le monde par ses périples. « Sous son discours se cachait un cynisme sordide » conclut Chiamaka)
Les protagonistes, si attachantes avec leurs failles, leurs blessures, leurs aspirations souvent déçues, leurs regrets et leur courage, ont fort heureusement des ressources, pas seulement financières, ainsi que le sens de l’amitié et de la sororité !
Pour mieux contrer la lâcheté de certains hommes, l’incapacité de ceux-ci de comprendre les femmes et rendre justice à toutes les victimes.
Parce que la littérature est une forme d’engagement et de résistance.
EXTRAITS
- Des femmes meurent à cause de ce que le porno enseigne aux hommes.
- J’ai vu le cœur putride de la finance nigériane et son pus suintant.
- C’était une célèbre universitaire féministe, mais elle n’aimait pas les femmes. Elle n’aimait que la notion de femme.
- Vous croyez que le monde entier est américain ; vous ne vous rendez pas compte que seule l’Amérique est américaine.
- Il vivait comme quelqu’un qui attend de vivre.
- Les Américains considèrent qu’argent rime avec justice.
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