Critique – Triste tigre – Neige Sinno – P.O.L.

Critique – Triste tigre – Neige Sinno – P.O.L.


En entendant parler de « Triste tigre », j’ai immédiatement pensé à « Tigre, tigre ! » de Margaux Fragoso dont j’avais abandonné la lecture au bout de soixante-dix pages.

Cette fois-ci, j’ai avalé les quelque deux cent quatre-vingt-dix pages du second roman de Neige Sinno qui m’a saisie par son intelligence, sa sincérité et son art de mêler l’intime et l’universel en envisageant toutes les facettes d’un même acte : l’abus sexuel dont elle fut la victime de 7 à 14 ans et qui continue à la hanter.

Née dans une famille « baba cool » qui éclate rapidement, l’autrice vit à la montagne avec sa mère et son beau-père. Dans une maison faite de bric et de broc et en travaux perpétuels, le quotidien est précaire.

Pour tenter de comprendre le calvaire qu’elle a subi, c’est d’abord sur son beau-père, son bourreau, qu’elle se penche. Colérique et dominateur, ne supportant pas qu’on lui échappe, l’homme perçoit chez Neige une résistance. La gamine refuse de l’appeler papa et assure ne pas avoir « besoin de son amour ». C’est la nuit qu’il reprend la main en se glissant dans son lit.

À 21 ans Neige a le courage de porter plainte avec le soutien de sa mère « pour protéger les autres enfants et demander justice ». L’expert psychiatrique conclut que son beau-père est « un pervers narcissique avec des tendances sadiques ».

Toujours dans un souci d’appréhension, le récit du martyre convoque la littérature, fictionnelle ou non. La plupart des livres donnent la voix aux suppliciés. Peu d’entre eux sont consacrés au coupable. Il y a « Lolita » de Nabokov bien sûr dans lequel la narratrice trouve des points communs avec sa « sordide histoire personnelle ». Comme Humbert Humbert, le violeur justifie son geste en brandissant l’amour comme un étendard et se défausse en affirmant que c’est la fillette de 12 ans qui l’a séduit. Il se pose aussi comme victime d’une société hypocrite qui rejette les amours entre enfants et adultes. Certains, même s’ils sont minoritaires, ont vu dans « Lolita » une histoire d’amour. Mais « une histoire d’amour, c’est censé être au moins à deux » s’étonne Neige Sinno, à la fois séduite et dérangée par ce roman qui joue « à entrer dans la tête de quelqu’un qui fait le mal délibérément » en s’amusant à détruire l’enfance et donc l’innocence.

Quand il y a bourreau, il y a victime. Que dit celle-ci de l’épreuve qu’elle a subie ? D’emblée, l’enfant a « la sensation que c’était quelque chose de grave », tout en taisant ce qui se passe à son entourage. C’est la « sidération traumatique » qui l’emporte et le chantage affectif qui la pétrifie. Atteinte d’une scoliose grave liée à sa maigreur extrême, son corps lâche.

Victimes et bourreaux ne sont pas isolés du reste du monde. Ils évoluent dans une société et au sein de familles qui sont le plus souvent aveugles. Une fois la vérité dévoilée, l’onde de choc de la révélation bouleverse les proches.

À la question les livres peuvent-ils sauver ceux qui les écrivent ou ceux qui les lisent, la réponse de Neige Sinno est claire : elle est négative. Elle n’est en effet pas certaine de pouvoir apporter quoi que ce soit à l’autre et la rédaction ne fut pas une thérapie. « On ne sort jamais complètement du cauchemar » écrit-elle, refusant la résilience pour définir sa vie après le procès et la condamnation de son beau-père. Pour elle, il est impossible de « devenir comme tout le monde alors qu’on a vécu l’impensable ».

En envisageant l’expérience traumatique qu’elle a vécue dans toutes ses dimensions, elle a réussi le tour de force de nous la rendre plus intelligible alors qu’elle est difficilement dicible. Et c’est déjà beaucoup.

EXTRAITS

  • Mon beau-père m’a fait connaître la duplicité du langage et du silence. C’est à partir de cette connaissance intime, à partir de cette haine que j’écris.
  • Même à travers l’art, on ne peut pas sortir vainqueur de l’abjection. La littérature ne m’a pas sauvée. Je ne suis pas sauvée.
  • Quand on a été victime une fois, on est toujours victime. Et surtout, on est victime pour toujours. Même quand on s’en sort, on ne s’en sort pas vraiment.
  • Personne ne pourra nous enlever la pluie d’été.

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