
Critique – L’Invention de Tristan – Adrien Bosc – Stock
L’histoire de la publication du « Seigneur des porcheries » a tout d’un conte de fées. En 1994, un bel Américain qui gratte sa guitare croise le regard d’une jolie Parisienne de seize ans qui se trouve être la fille d’un célèbre écrivain.
Tristan et Marie vont s’aimer. Par hasard, le père de l’adolescente tombe sur le manuscrit de l’apprenti romancier. « J’ai eu une intuition » avouera plus tard Patrick Modiano qui, peu familier de la langue de Shakespeare, le confiera à sa femme Dominique qui s’exclama : « Attention, chef-d’œuvre ! ».
Plus tard, le Nobel de littérature 2014 dira : « Ce qui m’a stupéfié en le lisant, c’est la maîtrise du style dans une forme hallucinée. Il a trouvé le classicisme dans le délire le plus total ».
La magnifique machine se met alors en place et Gallimard édite le prodige dans sa prestigieuse collection blanche en 1998.
De cet écrivain qui s’est tué en 2005, il ne reste quasiment que cette fable à peine croyable.
Zachary ne peut pas s’en contenter lorsqu’il découvre, près d’une vingtaine d’années après la mort de Tristan, « Le Seigneur des porcheries » dans une librairie du onzième arrondissement où l’États-unien s’est installé après avoir suivi une Française en mal du pays.
De retour aux States après leur rupture, il travaille comme fact-checker pour le prestigieux « New Yorker ».
Hanté par la figure du jeune auteur, il s’aperçoit que son héritage est diversement apprécié de part et d’autre de l’Atlantique : toujours présent en France, oublié dans son pays natal.
Rappelons que le premier roman de Tristan avait essuyé près de cinquante refus des éditeurs américains ! De son vivant et après la mort, les États-Unis l’ont tout simplement ignoré.
Zachary propose à son patron d’écrire un portrait retraçant « l’histoire d’un garçon qui écrit un chef-d’œuvre à vingt-trois ans et qui se tire une balle dans la tête à trente-trois. »
Il se demande de quoi il s’est nourri pour composer ce grand roman américain puissant où le Bien et le Mal se livrent des combats enragés.
De son grand-père Warren, vétéran de la Seconde Guerre mondiale, « figure tranquille, tendre image du patriarche du Midwest » et protecteur bienveillant pour Tristan, qui incarnerait le camp du Bien ?
De son père Brad, retrouvé mort avec une seringue plantée dans le bras « dans un motel poisseux », figure du Mal par ses positions extrémistes et qui auraient applaudi l’élection de Trump s’il avait toujours été de ce monde ? Ceux qui ont connu cet écrivain raté se prenant pour Hemingway parlent d’un « colosse charismatique […] aussi intelligent que méchant ».
Il est à la tête d’une secte installée en Espagne où naît son fils auquel il attribue un prénom éminemment wagnérien. Tristan y passera les premières années de sa vie auprès d’un père alcoolique et bipolaire.
De sa courte existence marquée par l’excès et souvent la malchance – il était « un aimant à emmerdes » résume l’un de ses amis -, une enfance dans l’Amérique profonde suivie de périples en Europe, de jobs mal payés et un retour dans le coin paumé du Midwest qui l’a vu grandir pour y butiner le « réel américain » ?
« C’est là-bas, dans son cauchemar familier, que mijote sa vision du monde. » C’est là-bas aussi qu’il s’engage en politique contre Bush et sa malheureuse guerre en Irak.
Au-delà de la construction et du parcours d’un écrivain-météore racontés par ses proches à la manière des protagonistes de « Citizen Kane », Adrien Bosc s’interroge aussi sur les raisons de son suicide
En proposant des pistes de compréhension de la figure de Tristan Egolf, l’auteur de « Constellation » disperse des morceaux d’un puzzle dont les éléments ne s’assemblent pas forcément, laissant planer le mystère sur la trajectoire d’une étoile filante de la littérature peu adaptée à la vie, « un être rare, solaire, dont la joie et la bonté n’avaient eu d’égales que la noirceur et la violence », souvent sujet à la paranoïa et aux crises de démence.
Bref, Tristan était tout, sauf un être tiède, quelqu’un qui consommait trop d’alcool et de drogue, qui écrivait de façon obsessionnelle. Jusqu’à l’épuisement.
Et c’est tout l’intérêt de ce récit qui, en n’imposant pas sa vision, se contente de suggérer, continuant à entretenir le mythe d’un homme énigmatique, victime, peut-être, d’un livre trop grand pour lui et pas toujours reconnu à sa juste valeur, les critiques préférant souvent évoquer « l’idylle française […] d’emblée marquée du sceau du soupçon » plutôt que la qualité intrinsèque de l’œuvre, une œuvre qu’il ne réussira pas à poursuivre, ses deux livres suivants ayant été jugés décevants, voire ratés.
EXTRAITS
- Un jeune homme que le bonheur effraie et que le désespoir terrasse.
- « En glissant chaque parcelle de vécu dans son œuvre et en sacrifiant tout afin de le transcender à travers l’écriture, il se consumait à petit feu sans s’en rendre compte. » (Marie Modiano in « Lointain », 2017)
- Les parents sont des fantômes pour leurs enfants.
- « Tristan avait un cœur énorme mais il était aussi d’une noirceur affreuse » (Hannah, son ex-épouse)
- Toute sa vie Tristan Egolf aura été tiraillé entre deux visions de l’existence. Warren ou la constance, l’amour et le droit chemin. Brad ou la vie violente, les excès, la mort.
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