Critique – La Tour – Doan Bui – Grasset
Si « Les Olympiades » existe bel et bien, Doan Bui a fait preuve d’une grande imagination pour décrire ce coin du 13e arrondissement de Paris fait de hautes tours érigées au cœur du quartier chinois, reflet d’une France prospère et créatrice, celle d’avant le premier choc pétrolier.
Dans la lignée d’un Alaa El Aswany (« L’Immeuble Yacoubian ») ou encore, plus sûrement, d’un Georges Perec (« La Vie mode d’emploi »), l’autrice sonde les destinées d’une poignée de résidents d’un building de 37 étages et de 296 cases, autant d’yeux « qui s’ouvrent et se referment ».
Dans cette zone éloignée des lieux prisés de la capitale et destinée, à l’origine, aux cadres supérieurs, vit une famille de Vietnamiens. Alice et Victor Truong, menacés par les forces soutenues par la Chine qui les considèrent comme des « capitalistes exploiteurs », ont fui leur pays trois ans avant la chute de Saïgon. À l’issue d’un éprouvant périple, ils posent leurs valises en France.
À cette époque, notre pays s’était mobilisé pour accueillir les victimes du communisme (je me souviens des opérations « bol de riz » organisées dans l’institution catholique où j’étais scolarisée !!!). Enfin, surtout la droite, comme le rappelle avec humour l’autrice, la gauche préférant soutenir les persécutés des régimes de Pinochet ou encore de Perón. Chacun son migrant en somme…
Les Truong sont bien évidemment consternés par l’élection, avec le soutien du PCF, de François Mitterrand en 1981. Alice accuse même le nouveau président d’avoir tari ses seins, l’empêchant de nourrir correctement son bébé.
Aussi véhémentes soient-elles, ses invectives ne sortent pas du cercle familial et c’est l’une des raisons pour lesquelles l’immigration asiatique semble aussi peu déranger les bons « souchiens ». Même si leur cuisine exhale d’entêtantes odeurs de nuoc- mâm… Ils sont en effet de parfaits modèles d’assimilation. À l’instar de Victor Truong qui déclame des vers du grand Toto, pensant que parler la langue de Molière fait de lui un parfait Français. Ce qui n’empêche pas la nostalgie du pays de l’enfance, une mélancolie accentuée par la déception provoquée par le contraste entre la terre d’accueil rêvée et la triste réalité… « Cette France-là n’avait rien à voir avec celle de la dalle des Olympiades » constate amèrement Victor en se rappelant ses lectures. « Le ventre des Halles de Zola, la belle et grasse campagne normande de Maupassant ou Flaubert […], les aubépines de Combray chez Proust » ne sont que des chimères.
Quant à Anne-Maï, la fille d’Alice et de Victor née dans l’hexagone, ses racines vietnamiennes sont un non-sujet pour celle qui a tout d’une antihéroïne houellebecquienne.
Pourtant, en période de crise, les hommes s’accrochent à leurs soi-disant identités et cherchent un bouc-émissaire qui serait, ô miracle, la solution à tous leurs maux.
Quand on les yeux bridés, on est forcément responsable d’une épidémie provoquée par un virus qui pourrit notre manière de vivre depuis plus de deux ans… Les peurs irrationnelles et l’ignorance de l’autre ont de beaux jours devant elles…
Ce sont toutes ces questions qui parcourent « La Tour ». Et Doan Bui les traite avec humour. Pour alléger ses propos pessimistes sur les travers humains et sur le futur qui nous attend.
Au-delà du dilemme « communautarisme vs intégration », l’autrice pointe du doigt l’extrémisme, frôlant la folie, qui s’empare de certains, à l’heure où les réseaux sociaux sont un exutoire qui renforce les croyances. Ces délires, ils sont incarnés par Clément Pasquier. Celui-ci est tellement fasciné par Michel Houellebecq qu’il se prend pour le chien de l’auteur au prénom éponyme ! Il est aussi un raté pathétique et fanatique adepte, entre autres inepties, de la théorie du grand remplacement.
Quant aux droits de l’homme, ils sont plus que malmenés par la France qui les brandit comme un étendard quand il s’agit de condamner les manquements des pays voisins. Car, sous la dalle des »Olympiades », vit une nouvelle génération de migrants dans l’attente d’une hypothétique régularisation. Et ces exilés, ils sont rejetés par ceux qui étaient à leur place quelques décennies plus tôt ! Ces réfugiés, ils sont incarnés par Virgile, « le Sénégalais de la bande », amoureux de Proust.
En mêlant fantaisie et gravité, personnages réels et de fiction, la journaliste Doan Bui, qui signe là son premier roman, a su exprimer, dans une langue fluide et avec un art de la digression pour mieux camper son récit dans l’histoire, le malaise qui secoue nos sociétés contemporaines dans lesquelles nous sommes pris en étau entre notre impression d’être citoyen du monde et notre besoin quasi viscérale d’une identité, et aussi entre notre sensation d’être entouré d’amis plus ou moins virtuels et notre profonde solitude.
EXTRAITS
- Les Truong et tous les réfugiés d’hier dénonçaient avec virulence ces réfugiés d’aujourd’hui.
- L’inutilité était la définition même de l’élégance. Le français était une langue de riches qui pouvait se permettre l’inutilité. La langue des pauvres était abrupte, elle n’avait pas le temps de se perdre en détours, elle allait à l’essentiel, manger, dormir, marcher, des verbes d’action secs et efficaces.
- On ne sait jamais, au moment où elle se déroule, qu’on vit l’Histoire. Peut-être parce que c’est toujours les Événements qui prennent le dessus, que l’Histoire avec son grand H écrase toujours les histoires individuelles.
- Le jeu des chaises musicales était l’allégorie parfaite du monde capitaliste.
- En 2040, le dernier moineau de Paris était mort.
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